Richard Bohringer : la nostalgie du Jumbo Jet

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in Vues d’ailleurs 62, août-octobre 2008 (inflight magazine de Corsair)

Écorché vif, Richard Bohringer est toujours entre deux avions, entre deux accords de guitare, entre deux colères, mais ses yeux s’illuminent quand il raconte Cuba, le Mexique, l’Afrique, la Réunion ou les Antilles …

Richard Bohringer, qu’est-ce que c’est, pour vous, voyager : un besoin, un plaisir, une obligation ?
Le voyage, c’est l’élévation devant le spectacle, de la nature et de l’humain, du baobab et de l’enfant qui court sur le chemin. Voyager, c’est l’essence fondamentale de la vie : on touche à l’absolu, quand on voyage, quand on voyage pour voir du vrai, pour regarder en face la vraie vie, pour voir de vraies choses avec des yeux sincères, des yeux d’homme. Je pense que je n’aime que ça, que j’en ai besoin : voyager, bouger, changer. Rencontrer, aussi, c’est important, de rencontrer les autres, d’essayer de les comprendre. Aller vers les autres avec amour, avec respect, avec simplicité, pour échanger avec eux : c’est ça, voyager. Le but du voyage, c’est le supplément d’âme qu’apporte l’autre, les autres et l’ailleurs : il faut avoir envie de les rencontrer.
J’ai eu la chance de réussir une chose dans ma vie, c’est sans doute l’expérience qui m’a le plus apporté en tant qu’homme, en tant que père : j’ai passé cinq ans sur la route avec mon fils aîné, Mathieu, un vrai, un grand voyageur, qui a ouvert une agence de voyages en Colombie.
Le voyage peut aussi être une quête, une façon de se trouver, de se retrouver …

Vous entretenez quel rapport avec l’avion ?
J’ai une passion pour les avions et les aéroports, j’arrive toujours à Orly avec deux ou trois heures d’avance, même quand je vais à Toulouse. Je traîne dans l’aérogare, je regarde, je respire. L’avion, c’est le plus malicieux, le plus sublime de tous les moyens de transport : il porte tellement de rêves ! J’ai volé sur tous les couscoussiers du monde, mais je continue à les trouver merveilleux : j’ai quand même un peu la nostalgie de l’époque où, au fin fond de l’Afrique, le majestueux Jumbo, venait garer son nez en face de la baraque en bois qui servait d’aérogare, c’était l’aventure, l’Afrique, la vraie, là, tu la touchais du doigt …

Vous avez obtenu la nationalité sénégalaise en 2002 : qu’est-ce que vous avez trouvé là-bas que vous n’aviez pas trouvé ailleurs ?
J’ai trouvé ce que je devais chercher. La vérité. J’ai rencontré une culture, un peuple, des hommes. Une intense volonté de vivre dans la dignité.
J’ai rencontré le Sahel, la beauté, la grandeur du Sahel, à la frontière mauritanienne : je rêve d’y ouvrir une piste, d’y tracer un chemin. Mon chemin.

Vous l’avez rencontré comment, ce Sénégal que vous aimez tant ?
J’y étais déjà allé avant, mais je l’ai rencontré vraiment en tournant « les caprices d’un fleuve », un grand film de Bernard Giraudeau, mon frère.

Vous passez aussi pas mal de temps à La Réunion …
La Réunion, c’est comme un paquebot posé sur les flots : tu te mets sur la plage, tu ouvres les bras et là, devant toi, tu as Madagascar, Rodrigue, Maurice, l’Océan, tu es comme suspendu entre la terre, la mer, le ciel …
La Réunion, tu peux y faire de grands voyages, si tu en as la volonté, la curiosité : de grands voyages !
J’y ai un ami qui compte beaucoup pour moi, Gilbert Pounia, le Bob Marley de l’Océan Indien : c’est un homme magique, un musicien fantastique.

C’est important, les amis ?
On paye très cher, tout le temps, l’indépendance, la volonté forcenée de ne pas regarder les choses comme un gallinacé, le rejet de la vanité parisienne, le refus des honneurs, alors, oui, dans cette société-là, les amis, c’est très important ! Quand tu as beaucoup payé, tu as besoin de te retrouver avec eux, mais tous les grands allumés flamboyants sont partis rejoindre les anges, Philippe Léotard, Roland Blanche, Antoine Blondin : traverser une journée, une nuit avec Léotard, c’était traverser l’espace, c’était voyager plus loin qu’aucun Jumbo Jet ne peut espérer aller …

Richard Bohringer vient de publier Bouts lambeaux, chez Arthaud,
un livre très personnel, tout à fait inclassable,
et Carnets du Sénégal (avec Virginie Broquet), également chez Arthaud

Gilbert Pounia est le leader du groupe réunionnais Ziskakan, qu’il a créé en 1979

Traîne pas trop sous la pluie (juste une brève dans La Mèche)
Juin 2008. Je retrouve Richard Bohringer au bar du Lutetia.
Son setter irlandais, vautré sur la moquette, oblige les serveurs à déployer pour passer des trésors d’équilibre et d’imagination. Plusieurs journaux people révèlent ce matin qu’il souffre d’un cancer. Ils publient en couverture une abominable photo où il apparaît affaibli, le visage creusé, les yeux cernés : rien à voir avec le type en vie que j’ai devant moi. L’interview porte sur les voyages : il me raconte son amour de l’Afrique et du Sénégal. Son regard bleu pétille. Sa voix éraillée s’envole et se casse quand il évoque sur le trottoir sa maladie avec des mots très crus : je n’en ai plus pour très longtemps …
Août 2009. Richard Bohringer est hospitalisé après une tentative de suicide.
Dans sa chambre, il délire sous perfusion.
Le délire soulage, dit le docteur.
Vous êtes un drôle de docteur, répond l’infirmière.
Les boubous multicolores de Mama Africa s’affichent à côté des blouses blanches, l’odeur du tiep embaume les couloirs, la lumière douce et miel de l’Inde tombe sur le capitaine de tous les bateaux de la mer qui fait swinguer les dortoirs au rythme du goutte-à-goutte : fièvre, noie-moi afin que plus rien ne me pèse pendant que l’hépatite C me bouffe le foie et que le Grand aéronef, là-haut, attend qu’il soit l’heure …
Richard Bohringer rêve depuis longtemps d’ouvrir une piste à travers le Sahel : il vient avec ses mots d’en tracer une. La sienne. Elle déborde de vie, d’émotion, de musique et d’espoir : ‘faut juste pas trop la laisser traîner sous la pluie …
Traîne pas trop sous la pluie, Flammarion (09/2010), 160 pages, 15 euros

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