La Dodo lé là !
Il est midi : je décide – malgré les 41° qui font transpirer les trottoirs – de m’offrir au Barachois un rougail saucisse – une véritable merveille dont il est difficile de ne pas devenir toqué – évidemment accompagné – piment oblige – d’une Dodo bien fraîche …
La Dodo – Bourbon de son vrai nom – est la bière emblématique de La Réunion (la bière péi).
Son oiseau dodu et débonnaire tapisse de ses couleurs reggae déclinées en écussons les façades des épiceries et des restaurants pour proclamer fièrement le rassurant message : la Dodo lé là ! Ouf : lé là !
On ferait quoi si elle n’était pas là ?
Je veux dire : à part mourir déshydraté ?
Fais Dodo Vernon mon p’tit frère …
La zistoir Dodo commence en 1962. Vernon K. Stevenson, un Irlandais qui fait des affaires dans les Mascareignes (il est le PDG de la SAMAT, de la CILAM et de la Société Réunionnaise des Eaux Gazeuses qui embouteille et distribue Coca Cola) crée à Saint-Denis les Brasseries de Bourbon.
Certains affirment qu’il existait à l’époque sur place une bière artisanale au rayonnement confidentiel, d’autres que l’on ne trouvait sur l’île que des bières chinoises éventées par le voyage (déjà que la bière chinoise …). Bref. VK Stevenson construit sa brasserie sur le quai Ouest – la rive gauche – de la Saint-Denis (la rivière parfois tumultueuse qui descend de la montagne pour se jeter dans la rade de Saint-Denis après avoir traversé la ville de Saint-Denis). Il s’adjoint les services de Gerhard Avanzini, un Maître brasseur diplômé de l’école des brasseurs de Munich qui a – paraît-il – affiné sa formation à l’École supérieure de brasserie, de malterie et de biochimie appliquée de la faculté des sciences de Nancy (1).
Gerhard Avanzini (il prendra sa retraite en 1993) débarque avec les plans de la future brasserie et le matériel acheté à Hambourg auprès du célèbre brasseur Joackim Haase (qui en 1964 créé la brasserie BB Lomé au Bénin), mais personne à La Réunion n’est capable de le mettre en service …
Pour la petite histoire, Vernon K. Stevenson habite toujours Saint-Denis : il est une star locale, mais vit dans l’anonymat le plus complet – certains disent « le dénuement » ce qui est sûrement très exagéré – sans même que ses voisins ne sachent qu’il est le papa de la Dodo !
Il refuse en vrac – quand on arrive à le joindre – photos et interviews, et ne raconte à personne ses souvenirs : l’épopée de la Dodo, sur l’île, ce n’est quand même pas rien …
Le 9 juin 1963 – après quelques galères – on décapsule la première bouteille (de 75 cl). Vernon K. Stevenson appelle sa blonde Dodo Pils : dodo parce que deux dodos entourent sur l’étiquette un cachet de cire rouge très germanique, et pils pour se la raconter un peu.
La bière n’est pas tout de suite vendue : on la distribue d’abord gratuitement pour conquérir le kœur des réunionnais (pour faire style « je cauze kréole », ‘faut juste mettre des k et des z un peu partout).
Un p’tit dodo pour faire plaisir à Maurice ?
Impossible – ouvrons une parenthèse et une Dodo (2) – de parler de la Dodo sans évoquer le Dodo …
Le Dodo – ou Dronte de Maurice – est un oiseau disparu de la taille d’un dindon qui habitait jadis l’Archipel des Mascareignes (Réunion, Maurice et Rodrigue) : aucun prédateur ne le menaçait avant que l’homme ne l’extermine, du coup, il a bêtement oublié comment voler et s’est mis à vivre à même le sol. Il était pourtant – l’ADN prélevé sur un dodo empaillé l’a confirmé – cousin des pigeons et des colombes. Le Dodo devenu très vulnérable a été massacré par les colons, par les chats et les chiens des colons (qui mangeaient aussi ses œufs).
Les premières descriptions connues du Dodo sont réalisées à Maurice : le vice-amiral hollandais Wybrand van Warwijck (qui a visité l’île en 1598 et l’a baptisée Maurice en l’honneur de Maurice de Nassau) l’appelle dans son journal Walgvogel (oiseau répugnant).
Le premier à l’avoir vu à La Réunion semble être le capitaine anglais Castleton, commandant du The Pearl, qui le décrit en mars 1613 comme très gras : il raconte que ses hommes le tuaient « avec des bâtons et des pierres » (son récit est publié à Londres en 1625). Guillaume Ysbrantsz Bentekoe, capitaine hollandais du vaisseau Nieu Hoorn raconte en 1619, que le dodo est si gras qu’il peut à peine marcher et roule par terre quand il tente de courir (in Le naufrage de Bontekoe, 1646, réédité en 2001). Carré – dont on ne connaît pas le prénom – aborde Bourbon en octobre 1667 : il fait partie de l’expédition de François Caron. Il dit que les habitants de l’île appellent Solitaire ce drôle d’oiseau « parce qu’effectivement il aime la solitude et ne se plaît que dans les endroits les plus écartés » (in Voyage aux Indes Orientales, 1699). Sa chair est exquise, précise-t-il : « elle fait un des meilleurs mets de ce pays-là et pourrait faire les délices de nos tables ». Il tente ramener deux Dodo au roi, mais « aussitôt qu’ils furent dans le vaisseau, ils moururent de mélancolie, sans vouloir ni boire, ni manger ». L’histoire de la chair n’est pas claire : certains la décrivent comme très goûteuse, d’autres comme immangeable : cela restera donc un mystère. Les archives du gouverneur La Bourdonnais (1735-1746) semblent confirmer qu’il y avait encore à son époque des dodos dans l’île, pourtant, les spécialistes fixent la date de son extinction « entre 1688 et 1715, probablement avant 1700 ». Sa présence dans Alice aux pays des Merveilles (1865) de Lewis Caroll (il fait partie du bestiaire de la Mare de larmes avec la Souris, le Canard, le Lori et l’Aiglon) le rend célèbre : Lewis Caroll l’a, lui, découvert dans la peinture de Roelandt Savery (1589-1654) exposée au musée de l’université d’Oxford (elle date de 1626).
Boire une Dodo (avec modération), c’est donc, un peu, quelque part, lutter activement contre l’extinction des espèces menacées …
T’as le choix au Barachois
J’ai le temps avant que n’arrive mon rougail de boire une première gorgée de Dodo glacée en regardant l’Océan d’où arrive un salutaire petit vent, mais je récupère quand on m’appelle (rougaaaaaaaail !) mon assiette sur le comptoir de la barak (sans me faire prier) et je vais m’asseoir en terrasse : c’est ça, le Barachois, à Saint-Denis, une allée perpendiculaire à l’Océan bordée d’une dizaine de cabanes où l’on mange (fort bien) pour (largement) moins de dix euros (et où l’on se fait des copains en s’attablant côte à côte avec une Dodo comme tisseur de lien social).
Le Barachois, c’est aussi ce quartier où Saint-Denis a commencé, en face de l’actuelle préfecture qui a des allures de bâtiment colonial blanchi à la chaux, une sorte de cœur de ville excentré, avec sa Pointe des Jardins et sa batterie de canons (d’où sont calculées les distances kilométriques entre l’île et le reste du Monde), avec aussi sa place Roland Garros et sa statue à la gloire de l’aviateur local qui a vaincu la Méditerranée (non, ce n’était pas une tennisman).
Mon rougail saucisse – comme tout rougail qui se respecte – est accompagné de riz (bien sûr) de grains (aujourd’hui des pois du Cap, hier des lentilles blondes de Cilaos : j’en suis toqué, je vous l’ai dit, j’en avale un par jour), de brèdes (des feuilles vertes de plantes parfois inconnues chez nous cuites en fricassée avec des oignons : là, je crois que c’est brèdes chouchou (3) et de piment (une succulente préparation piquante à base de concombre dont – malgré tous mes efforts mes sourires et mes pourboires – je n’arriverais pas à obtenir la recette).
Sachez juste (je vous raconte tout ça une prochaine fois) qu’il y a trois préparations emblématiques à La Réunion (et des milliers de manières de les apprêter) : le rougail, le cari et le massalé (emblématiques et épicées).
Ma saucisse est fraîche et savoureuse, contrairement au rougail ou cari boucané où elle est fumée (comme la zandouille, mais c’est une autre zistoir), elle s’accommode à merveille avec la pétillante amertume de la Dodo.
Je profite un instant du rafraîchissant souvenir du Bar à choix (jeu de mots ! se serait exclamé Maître Capello) de Miquelon (voisine de Saint-Pierre) où j’ai savouré une exceptionnelle omelette aux noix de Saint-Jacques fraîches … On m’a alors expliqué que Barachois vient du basque barratxoa qui signifie « petite barre » (barra txikia). Il faut avouer que les Basques, à Saint-Pierre et Miquelon, ce n’est pas ce qui manque (et txoa signifie aussi « très jeune pêcheur » me souffle à l’oreille mon déménageur (4).
On désigne au Canada sous le nom de barachois un lagon côtier séparé de l’Océan par un banc de sable dans lequel à marée haute peut entrer de l’eau salée : le Barachois de Miquelon, au bout de l’isthme de Langlade (je parle sous le contrôle de mes amis de l’Archipel), est colonisé par des tribus de phoques débonnaires et de sternes (toutes ne sont pas arctiques, n’en déplaise à Roger (5).
La Dodo ? Sa lé a nou sa !
Oui : cé nou la fé ! La Dodo est la bière locale par excellence : sept bières sur dix consommées à La Réunion sont des Dodo, chaque Réunionnais (aidé par les touristes de passage : je vous jure, je n’ai – avec modération – pas ménagé ma peine) consomme en moyenne 35 litres de bière par an (un Belge ou un Allemand dépasse tout de même les 100 litres, mais il a de l’entraînement). Les Brasseries de Bourbon produisent donc pour étancher toute cette soif insulaire 30 000 bouteilles par heure, sept jours sur sept et vingt-quatre heures sur vingt-quatre, soit 20 millions de litres par an versés dans près de 7 millions de bouteilles, vendues dans 1800 points de vente ravitaillés par 15 camions Dodo qui sillonnent sans arrêt l’île pour que la Dodo lé là tout le temps.
Ils en profitent pour récupérer les bouteilles vides (les vidanges, disait mon grand-père), histoire de les recycler : près de 80% des bouteilles ont ainsi une seconde, une troisième, une quatrième vie …
Cette Dodo-là, il sera difficile – ses concurrentes sont prévenues – de l’anéantir !
La fin tragique il y a trois siècles de son oiseau fétiche lui a servi de leçon : elle se battra jusqu’à sa dernière bulle.
La Dodo est de La Réunion comme les bichiques (6) sont de Bras-Panon : les tentatives désespérées de ses consoeurs – fussent-elles natives de l’Océan Indien – ne pourront jamais la détrôner !
La Phoenix de Maurice (f’NX pour les intimes) et la Three Horses Beer de Madagascar (THB pour les amateurs), brassée à Antsirabé, ont beau étaler leurs logos sur les façades des bars et des cabanes, elles n’arriveront pas à l’intimider (elle est amusante, d’ailleurs, cette guerre des façades : la Brasserie Bourbon envoie des équipes de peintres décorer les lieux où on la sert et la Phoenix se met à faire la même chose, déguisant les bords de route en allées de supermarché …).
En 1982, les Brasseries de Bourbon sont rachetées par les Sucreries de Bourbon.
En 1984, la Dodo obtient la médaille d’or au concours mondial des brasseries à Madrid (elle en arbore désormais cinq en or sur sa jolie étiquette, elle n’en est pas peu fière) : les cerveaux de la brasserie profitent de l’occasion pour décorer les bouteilles d’une nouvelle étiquette, plus moderne, mais, horreur ! le Dodo a disparu ! Ben oui : la Dodo ne s’appelle pas Dodo : elle s’appelle Bourbon. Tout le monde s’en fiche et continue à l’appeler Dodo, du coup, en 1991, le Dodo revient, avec une tête plus rigolote (entre-temps, en 1986, Heineken est entré dans le capital à hauteur de 51% et voici notre Dodo internationalisée).
En 2005, les Brasseries de Bourbon ont inauguré une Maison de la Dodo (sorte de cabane peinturlurée abandonnée sur un parking : ça partait d’un bon sentiment) et un Musée : la visite commence dans la salle de brassage – le malt vient de Belgique – et se termine par une dégustation sur la terrasse, avec une jolie vue plongeante sur Saint-Denis.
La brasserie – et la Maison de la Dodo – se trouvent toujours sur les berges de la Saint-Denis, là ou Monsieur Stevenson a conçu de cette île un des trésors, fait tout simplement d’orge germé, d’eau, de farine de riz et d’une pointe de houblon.
Un jour peut-être – allez savoir – un dodo survivant, oublié de tous, retranché dans la forêt, descendra de la montagne et s’arrêtera devant la file de camions à son effigie rangée devant l’usine d’embouteillage : il saura qu’on ne l’a pas oublié et pour fêter ça, il ira au Barachois commander Dodo avec un euro bonbons piment et un euro samoussas …
Pierre-Brice
(1) Créée en 1892, elle devient en 1972 l’École Nationale Supérieure d’Agronomie et des Industries Alimentaires(ENSAIA) grâce à la fusion de l’École supérieure de brasserie, de malterie et de biochimie appliquée de la faculté des sciences de Nancy, de l’École de laiterie de la faculté des sciences de Nancy et de l’École nationale supérieure agronomique de Nancy
(2) L’abus d’alcool est dangereux pour la santé et la dodo doit bien évidemment être consommée avec modération par des personnes majeures
(3) On appelle chouchou à La Réunion la christophine (ou chayote) dont les jeunes pousses servent de brèdes (le fruit – sorte de courgette ronde et biscornue – s’accommode en gratin en gâteau ou en cari).
(4) Oui, j’ai un déménageur basque !
(5) Roger Etcheberry, excellent guide naturaliste ami des sternes, arctiques de préférence
(6) Les bichiques sont de minuscules poissons alpinistes (des alevins) capables d’escalader des montagnes
© Pierre-Brice Lebrun – La Fureur des Vivres – mars 2011