Les vins de Cilaos

Ils s’embouteillent à 1200 mètres d’altitude sur les sommets de La Réunion.
L’interdit est excellent – étonnant, surprenant, atypique – mais interdit. 
On raconte qu’il rend fou : on en trouve pourtant partout …
L’autorisé est insipide – râpeux, âcre, piquant – et peu cultivé.
On n’en trouve nulle part, et ce n’est pas plus mal …

Préparer l’apéro – premier pas indispensable à tout reportage qui se respecte – n’est pas simple : il faut s’y prendre à l’avance, partir dans la campagne, armé d’un bâton équipé – façon torche – d’un vieux tissu roulé en boule, emmener un briquet, et tendre l’oreille. 

Déjà que, pour monter ici, au Cirque de Cilaos, il nous a fallu une paire d’heures, sur une route étroite en lacets qui prend un malin plaisir à se tortiller dans la montagne, qui monte qui tourne et qui prend son élan pour franchir sans prévenir des ponts et des rivières, qui s’engouffre dans des tunnels et laisse circuler des bus, des camions plus larges qu’elle ! Sans compter les éboulements : pas sûr que vous pourrez redescendre demain, nous a dit le réceptionniste, des pierres viennent de tomber sur la route, elle est fermée jusqu’à nouvel ordre …

On a posé nos valises à l’hôtel – très bien, l’hôtel : confortable, bien situé, joliment décoré – avant de rejoindre Pierre-Noé Dijoux à la réception, en espérant se faire payer un coup, vu qu’on l’a bien mérité : tu parles !

Il nous tend nos bâtons et nous fait grimper dans son 4×4.

On se dit – nous, on est rien que des zoreilles – qu’il nous emmène peut-être chasser la lentille. Si on doit les assommer une à une, on n’est pas couché (assis, plutôt, pour l’apéro, c’est mieux), d’autant plus qu’ils sont lourds, les bâtons : va falloir bien viser. C’est qu’elle est réputée, la lentille blonde de Cilaos ! autant là-bas qu’ici sa cousine verte du Puy : elle est blonde, comme son nom l’indique, aussi blonde que celle de Saint-Flour (Cantal), plus grosse – et moins goûteuse, il faut bien le reconnaître – que la verte. En alternance avec les haricots et les pois du Cap (des gros haricots blancs dont on fait les « bonbons piments »), elle joue dans la cuisine réunionnaise le rôle du grain, aux côtés des brèdes (si c’est vert, c’est brèdes), de la viande ou du poisson (de la saucisse ou de la zandouille), du riz et du piment …

Pierre-Noé Dijoux est – entre autres – le propriétaire de l’hôtel Tsilaosa. 

Il est aussi un des plus dynamiques vignerons.

En malgache, tsilaosa signifie « lieu où l’on est en sécurité ».

On raconte que des esclaves marrons (fugitifs) se réfugiaient à l’intérieur de l’île, le plus loin possible des côtes où habitaient leurs maîtres. 

Le cirque de Cilaos – où ils se sentaient en sécurité – est stratégique : situé au coeur de l’île, il permet de la traverser d’un bout à l’autre par ses sommets – Piton des Neiges, Dimitile, Grand Bénare – sur des sentiers désormais balisés – plus de 1.000 kilomètres ! – qui font le bonheur des randonneurs, qui permettaient jadis aux fugitifs de s’enfuir à l’arrivée des chasseurs d’esclaves, pour rejoindre – à Mafate ou à Salazie – d’autres communautés d’esclaves évadés.

Pas folle, la bête

Le 4×4 cahote sur des chemins improbables avant de s’arrêter nulle part, au milieu des vignes et des arbres fruitiers, sur un plateau dégagé qui offre une vue magnifique sur le cirque, entouré de montagnes acérées. Notre guide repère une guêpe et lui emboîte le pas : il ne faut pas la perdre des yeux, nous dit-il, alors qu’elle fait tout pour nous semer. Il allume son bâton et enfume – avant de le décrocher – l’essaim dans lequel elle croit avoir trouvé refuge : elle est bien obligée de l’abandonner, de fuir en toussant, avec toutes ses copines. On réitère deux ou trois fois l’opération : il faut d’abord tendre l’oreille pour discerner le bzzzzzzz caractéristique qui nous permet d’en prendre une en filature pour accéder à son essaim – certains sont bien planqués – et l’enfumer sans tarder tandis que les guêpes s’en vont créer ailleurs une nouvelle colonie. Alors que nous redescendons, les essaims posés dans le coffre, Pierre-Noé Dijoux soupire d’aise : on a eu de la chance, il arrive souvent qu’elles attaquent pour se défendre ! vous avez bien vérifié qu’il n’en restait pas dans l’essaim ? quand la fumée les endort, elles sont au réveil de mauvaise humeur …

Nous sautons du 4×4 devant le Chai de Cilaos – la Coopérative locale – où nous avons rendez-vous : je vous retrouve à l’hôtel ! 

Bon : on va peut-être pouvoir boire un coup ? 

Oui, c’est le cas. Malheureusement.

Le Chai fédère 18 producteurs qui cultivent en toute légalité 14 hectares et produisent 25.000 bouteilles par an. 

Les parcelles sont à Cilaos minuscules : un vigneron nous dit avoir deux hectares de vignes, en douze petits bouts. 

Un seul terrain à Cilaos recouvre plus d’un hectare : le terrain de football ! 

La coopérative produit depuis 1998 un vin rouge d’assemblage (malbec, pinot noir et gamay), un rosé (malbec, pinot noir et syrah), un blanc sec (chenin et verdelho) et un moelleux (chenin et gros manseng) : le moelleux est le seul – malgré un coût prohibitif – à tirer son épingle du jeu, mais il paraît que ça s’améliore (ça peut difficilement être pire, avouons-le). L’INRA a testé – dans les années quatre-vingt-dix – une bonne cinquantaine de cépages, pour relancer le vignoble : elle a sélectionné ceux qui avaient une chance, sur cette terre, de s’épanouir. Ici, le raisin doit être récolté avant que n’arrivent les cyclones, sinon, ce sont le cyclone qui ramassent le raisin.

Vous voulez faire une surprise à votre beau-frère ? Ramenez-lui une bouteille en cadeau : le vin de Cilaos ne voyage pas, ou très mal, sa consommation est donc exclusivement locale, et sa clientèle composée essentiellement de touristes curieux.

Le tonnelier avait sept fils (lalalalilalère)

Nous remontons la rue principale, commerçante (LA rue, que les 24.000 touristes annuels explorent du matin au soir) pour retrouver Pierre-Noé Dijoux à l’hôtel (dans l’agréable cave de l’hôtel). En haut (de la rue), un (petit) marché pour touristes (le matin) ; en bas, un établissement thermal (on vient y soigner ses rhumatismes et les défaillances de son appareil digestif) ; au milieu, un marché forain (le dimanche) et des brodeuses : les femmes des militaires ont jadis – raconte-t-on – appris la broderie aux prisonnières. Cilaos ne produit pas que du vin et des lentilles : l’eau minérale gazeuse qui se vend sur l’île, en bouteilles, c’est de la Cilaos.

Pierre-Noé Dijoux nous explique que la vigne a été plantée à La Réunion en 1665, par les premiers colons français (les Arabes y sont passés vers 1450, les Portugais plusieurs fois entre 1504 et 1513, dont Pedro de Mascarenhas, qui donne son nom aux Mascareignes – l’Archipel formé par La Réunion, l’île Maurice et Rodrigue – puis les Hollandais et les Anglais). Il n’existe pourtant aucune preuve écrite d’implantation de vignes à cette époque. Le premier habitant blanc de Cilaos est un tonnelier de Montmartre originaire de Savoie nommé Dijoux : il s’installe en 1728 pour cultiver une parcelle de café. Il fait probablement aussi un peu de vin, pour agrémenter fêtes et mariages. Il a sept fils – un Dijoux, deux Dijoux, trois Dijoux, doudou …  –  qui s’installent un peu partout dans l’île, partant probablement chacun avec un ou deux pieds de vigne.

Isabelle et noah renardent

Cilaos est aussi – surtout – célèbre pour ses vins interdits, que même les gendarmes consomment : 150 à 200 « vignerons du dimanche » font, chacun, 200, 300, 500 litres de « vin de garage » interdit, avec les grappes de leurs tonnelles. On évalue la consommation locale à 100.000 bouteilles par an. On en trouve assez facilement, partout, il n’y a qu’à demander, gentiment, puis à négocier le prix : les pires – les meilleurs, disent les Cilaosiens – sont un peu vinaigrés. On ignore leur degré d’alcool, on se contente au nez de l’imaginer : âmes sensibles, s’abstenir.

Les cépages isabelle et noah – installés à Cilaos depuis plus d’un siècle – ont été prohibés par un décret du 24 janvier 1935, qui s’appuyait sur les conclusions de la commission chargée – par la loi du 24 décembre 1934 – de désigner les cépages interdits : l’interdiction devait durer trois ans, mais elle court toujours.

Il faut rappeler qu’à partir de 1847, à cause de l’oïdium, le vignoble français se meurt.

Tout part de là.

On fait donc venir d’Amérique des cépages dits « producteurs directs » qui résistent à toutes les maladies, mais qui sont porteurs sains (immunisés) d’un puceron appelé phylloxéra. Le puceron ne survit pas au temps de traversée imposé par la marine à voile, mais la vapeur se développe, et les pucerons arrivent à Marseille en pleine forme. 

Le phylloxéra commence à se développer en 1863, mais il faudra quelques années pour que l’on comprenne d’où il vient …

En 1869, Victor Pulliat  crée la Société régionale de viticulture de Lyon et prône en Beaujolais le greffage sur porte-greffes résistants : on fait donc appel aux porte-greffes américains immunisés, clinton, déjà lui, jacquez, isabelle, noah, herbemont et othello (croisement entre clinton et frankenthal né en Ontario en 1859) : tous sont visés par le décret de 1935. On dit – j’ouvre une parenthèse – que l’isabelle – né en caroline dans la jardin d’une Isabelle – et le noah, « renardent » à cause de leur goût « foxé » : en France, on dirait « musqué » (c’est aussi le cas du concord, qui, comme l’isabelle et les autres, fait partie de la famille des Vitis Labrusca).

En 1873, le mildiou – francisation phonétique de l’anglais mildew (de mildeaw, « substance collante sécrétée par les pucerons ») – arrive à son tour …

Les crises du phylloxéra et du mildiou prennent fin vers 1900 (le phylloxéra atteint néanmoins la Tunisie en 1905 et le Maroc en 1919). Elles ont forcé les vignerons français à réviser leurs méthodes. Leur rendement s’est amélioré, et la surproduction – après la première guerre mondiale – est catastrophique : la production est de près de 70 millions d’hectolitres quand le seuil de mévente interdit de dépasser les 50 millions, et les poilus ne sont plus là pour la résorber. 

La consommation de vin commence à se réduire à partir de 1926, grâce aux campagnes antialcooliques menées par les autorités, relayées par les femmes, épouses, mères de famille, et par les « hussards noirs de la République » qui, sanglés dans leur blouse austère, instruisent leurs élèves des dangers de l’alcool.

En 1934, la production française (Algérie comprise) s’élève à 95 millions d’hectolitres : elle n’a pas atteint les 45millions en 2010 (sans l’Algérie qui, via l’ONCV, produit encore 500.000 hl/an) ! 

On se demande quoi faire des 15 à 20 millions d’hectolitres qui resteront dans les cuves en fin de campagne …

En 1935, l’interdiction est voulue par Émile Cassez (1871-1948), sénateur de Haute-Marne et ministre de l’Agriculture pendant les sept mois du gouvernement de Pierre-Étienne Flandin (1934-35).

Officiellement, c’est une mesure de santé publique : la trop forte proportion en méthanol de l’isabelle – framboise à Nice, zéphyrin en Savoie, fragola en Italie, gros framboisé en Suisse et uva fraula en Corse – et du noah ne rend pas ivre : elle rend dément (comme l’absinthe, interdite en 1910 à cause de la thuyone, et réhabilitée par décret en 1988). Officieusement, arracher les pieds de ces cépages vigoureux, résistants et productifs, est la solution qui s’impose pour sauver de la ruine la profession viticole.

L’île des nouvelles hybrides

Les couderc et contassot ont vu le jour à la fin du XIXe siècle : ce sont des hybrides résistant au phylloxéra …

Georges Couderc
(1850-1928) est Ardéchois (coeur fidèle, oui) : il crée des porte-greffes avec les pépins qu’Eugène Contassot (1846-1922), pâtissier à Aubenas, a obtenu en greffant des plants américains (Vitis Labrusca) sur les vignes européennes (Vitis Vinifera) de son jardin : sur ces porte-greffes, on greffe – c’est leur raison d’être – d’anciens cépages nobles, et on obtient des hybrides … 

Le contassot 20, « fruit » de la 20e tentative d’Eugène sera cultivé aussi longtemps que le blanc couderc 13, « fruit » de la 13e tentative de Georges (on le trouve désormais uniquement à La Réunion, et au fond de quelques jardins ardéchois oubliés) : le vignoble hybride a été en métropole détruit dans les années 1960 …

Les vins interdits de Cilaos sont à base – surtout – d’isabelle et de couderc 13. 

On les déguste sous les tonnelles : celui-ci, sombre, épais, odorant, ne titre que 15 à 16°. 

Il est fait « à l’ancienne » : 100 litres de jus de raisin et 30 kilos de sucre enfermés 18 jours. 

Il a au nez un agréable petit côté « noix verte », il se révèle en bouche délicieusement miellé : à l’apéro, avec des larves de guêpes poêlées (dans une noix de beurre), c’est excellent. 

Des larves de guêpes poêlées ? les bâtons, le briquet, les essaims : tout s’explique !

Le lendemain – après avoir tout goûté – pour redescendre – la route a été ré-ouverte en début d’après-midi, nous annonce le réceptionniste, mais ne tardez pas, on annonce de la pluie – il faut à nouveau emprunter la reptilienne RN5, dont les 35 kilomètres serpentent dans la montagne jusqu’à Saint-Louis, où la fluide RN1 – elle relie par l’Ouest Saint-Denis à Saint-Pierre – nous ramène à la maison. On en profite pour écouter en boucle le dernier CD de Ziskakan à fond les lentilles en rêvant au rhum arrangé qui précèdera le rougail saucisse de ce soir : cette île est décidément un véritable paradis …

Deux ou trois adresses incontournables …
Hôtel**** Tsilaosa & salon de thé, www.tsilaosa.com
Restaurant Chez Noé (juste en face)

© Pierre-Brice Lebrun – La Fureur des Vivres – mars 2012