Chaource et camembert ont un ami commun …

J’étais jeune, j’avais des certitudes, un avis sur tout et une copine à épater : du sommelier qui m’a proposé un vin blanc avec le fromage, je me suis ce jour-là gentiment moqué, je l’ai même – goguenard – envoyé balader, j’ai insisté, sûr de moi, pour qu’il nous serve un Beaujolais (un Fleurie, je crois, ou un Morgon), style « on ne me la fait pas, à moi » (vous voyez le genre) …

Il faut dire qu’à l’époque, j’étais adepte du calendos-beurre de chez Loulou – un bistrot du XVIIe dont dix ans plus tard je pleure encore la fermeture et la tête de veau – qu’accoudé au zinc j’arrosais d’un ballon de Côte du Rhône.

J’étais aussi amoureux du Tonnerrois – un fromage disparu au champ d’honneur – et de toute la clique des fromages de Bourgogne, Ami du Chambertin, Amour de Nuits et Délice de Pommard, excellents avec un rouge, un Bourgogne, bien sûr (bien que …).

Et puis, de passage à Arbois, j’ai été initié au vin jaune : après avoir recraché la première gorgée – j’ai cru à une blague : ça, du vin ? de l’antigel, oui ! – et m’être ridiculisé (dans ce caveau, plus jamais je n’ai osé descendre), je me suis rendu à l’évidence ; pour apprécier les arômes subtils et complexes d’un bon Comté, voire d’un Morbier ou d’un Mont d’Or, rien n’est mieux qu’un vin jaune. 

Le vin jaune n’est pas blanc, d’accord : il est jaune.

Cela le rapproche tout de même plus du blanc que du rouge, non ?

Et donc : si depuis tout ce temps je m’étais trompé ?

Si j’avais vécu dans l’erreur vinicole et l’œnologique pêché ?

La boîte chaude mouillée de savagnin (‘faut pas gâcher) ne serait pas servie avec un vin jaune, des fois ? et les rouelles de Montbéliard tiède, tu les imagines avec un Pessac-Léognan ? quoi ? la Montbéliard n’est pas un fromage ? et alors ?

Si tout ça n’était – somme toute – qu’une question de terroir ?

Copains comme voisins

J’étais en pleine réflexion quand un copain m’a sorti un Crottin : je le connaissais chaud – le Crottin – posé sur un toast environné de salade (avec des pignons et du vinaigre balsamique), mais celui-ci il sortait de dix jours d’affinage, comme il sied à un Crottin bien élevé. 

Il arrivait tout droit de Chavignol.

Mon copain a posé devant nous deux verres tulipe avant de déboucher une bouteille de Menetou-Salon (ça marche aussi avec un Sancerre) : les fiançailles étaient entre ces deux-là évidentes.

Ils étaient faits l’un pour l’autre. 

Le blanc avec le chèvre s’impose.

Bon.

Je le note.

Je consacrai l’essentiel de mon temps à ma quête, puisque le hasard me la servait sur un plateau : qui ne rêve d’en trouver une à poursuivre, jusqu’à plus faim, jusqu’à plus soif ? pour la voir aboutir, pour m’instruire, je ne m’épargnai aucun kilomètre, aucune dégustation, aucun accord … Le Saint-Nectaire appela vite à ma table un Saint-Pourçain blanc, le Beaufort des alpages (le meilleur) un Chignin-Bergeron (blanc), comme le fruit du re-blochage, la Taupinette et la Taupinière (de l’ami charentais Alain Jousseaume) un vieux Pineau blanc, le L’Étivaz suisse, un chasselas, bien entendu (on l’appelle fendant dans le voisin Valais, perlant chez les Genevois : dans le canton de Vaud, on l’appelle comme on veut, à condition qu’il soit bon, et il y en a d’excellents).

Jura, Jura pas …

On m’invita – dans l’alter ego suisse du Jura qu’en toute logique, on appelle Jura suisse – à visiter une brasserie du côté de Saignelégier : une salamandre lui servait d’enseigne, elle venait d’ouvrir, elle a fait depuis du chemin. Le jeune (alors) patron me tendit des bouteilles décapsulées, et fit glisser vers moi – pour accompagner la dégustation – un fromage rond, dont le sommet luisant n’était pas sans rappeler le crâne dégarni d’un moine, d’où d’ailleurs son nom : Tête de Moine. Il fit tourner le couteau de la Girolle (®) pour racler de belles rosettes : le Tête de Moine – un fromage à pâte pressée mi-dure, au lait cru frais et entier de montagne de vaches nourries de fourrages non ensilés – accompagne à merveille la bière des Franches Montagnes (surtout la blanche Salamandre). La bière – les moines ne s’y sont pas trompés, qui l’ont brassée pour servir à leurs malades une eau sans germes – a toujours fait bon ménage avec le fromage, par exemple d’Abbaye : les moines de Chimay font de la Chimay et du Chimay, les moines de Maredsous, de la Maredsous et du Maredsous, les moines de l’Abbaye Saint Sixtus de la Westvleteren – la meilleure bière du monde – et du Westvleteren … 

Peut-on imaginer décemment un Maroilles avec autre chose qu’une bière brune ?

Avec une blonde, forte, à la rigueur ?

En hiver, brasse qui veut, en été, brasse qui peut

On digère bien le fromage avec une blonde forte – les moines le savaient –, mais le brebis se marie formidablement bien avec la kriek : ne l’aime-t-on pas, d’ailleurs – à l’Ouest des Pyrénées – accompagné de cerises noires ? 

Il faut savoir que la kriek est un lambic fermenté, auquel on a ajouté des cerises acides Morello (de 240 à 300 grammes par litre) : le lambic (oui : le, pas la) est une bière de fermentation spontanée, qui sert de base au faro, à la gueuze et à la kriek, qui s’ensemence naturellement de levures sauvages et de bactéries que l’on ne trouve qu’aux alentours de Bruxelles, dans une toute petite zone très délimitée.

Tout ça pour dire qu’il faut goûter le fromage de brebis avec une bonne kriek (une de chez Boon, par exemple).

Voilà.

Pom, pom Brie doux …

Si l’on respecte l’axiome « copains comme voisins », on peut légitimement se demander quoi boire avec un fromage normand : honni en tout cas soit le rouge avec le Camembert (le vrai, au lait cru, l’autre n’est qu’une pâte molle sans intérêt), le Livarot et le Pont-l’Évêque ! 

Le blanc, oui, à la rigueur, sec, mais il y a mieux : le cidre, bien sûr ! 

Un bon cidre brut fermier, qui sera excellent aussi avec le Chaource (le cidre aubois du pays d’Othe est réputé), avec le Maroilles, dont il adoucira l’attaque, et avec le Brie, ancêtre du Camembert : qui se souvient de ce prêtre réfractaire caché dans la cave de Marie Harel à Vimoutiers, dans l’Orne ? Il fuyait Meaux et visait Londres : il a payé son discret séjour en révélant à son hôtesse les secrets des fromages de sa Brie natale, que Marie Harel a adapté son bocage …

Toujours garder une petite place pour la poire …

Le Chaource s’entend bien aussi avec le champagne (un extra-brut sans dosage ni sucre ajouté) : de tous les fromages, il est probablement le seul (le Langres, peut-être, quand il est jeune) ; et j’ai apprécié le Roquefort avec un vieux Cognac. 

Devenu Landais, je sers les fromages de Chalosse avec un Tursan blanc, ou un Txacoli basque de Getaria : une pure merveille ; mais je ne crache pas – je ne cracherai jamais, c’est promis – sur un calendos-beurre accompagné au zinc d’un bistrot sympa d’un verre de Côte du Rhône, et j’aimerai – pour me faire pardonner – trinquer avec ce sommelier …

© Pierre-Brice Lebrun – La Fureur des Vivres – avril 2012