Les orques des Lofoten 

Chaque année, vers la mi-octobre, les habitants de l’archipel norvégien des Lofoten scrutent l’horizon : plusieurs centaines d’orques s’invitent dans les fjords, à la poursuite des harengs migrateurs …

Une nageoire fend les flots du Vestfjord, le bras de mer qui sépare les Lofoten du continent : orca, orca !

Le zodiac vire aussitôt de bord pour s’en approcher, suivi par un aigle marin et quelques goélands en patrouille.

L’équipage, emmitouflé dans des combinaisons de survie orange fluo, cramponné au bastingage, essaye de ne pas la perdre des yeux : les orques sont rapides, ils plongent sans cesse, les suivre n’est pas simple !

Tout autour de la frêle embarcation, les montagnes acérées aux sommets enneigés, vieilles de trois milliards d’années, tombent à pic dans les eaux noires : on pourrait se croire au sommet des Alpes, mais les vagues qui se fracassent contre les rochers sont loin d’avoir la sérénité d’un lac d’altitude …
Les vikings ont longtemps habité les Lofoten : ils devaient se sentir en sécurité dans cette île-forteresse imprenable, difficilement accessible, bien protégée par de dangereux récifs, sur lesquels paressent quelques phoques.

Suivez ce hareng !
La nageoire est toujours là, droit devant, elle disparaît de temps en temps sous l’eau pour réapparaître un peu loin.

Le zodiac s’en rapproche à toute vitesse : c’est une famille d’une vingtaine d’individus, explique la guide.

La première nageoire est maintenant entourée de plusieurs autres, des plus petites, des plus grandes …

Les orques se dirigent sans hésiter vers un nuage de mouettes qui rasent les vagues écumeuses : il doit y avoir un banc de harengs, les mouettes l’ont repéré en premier, elles espèrent récupérer les miettes du festin des orques !

La migration des orques suit celle des harengs : six millions et demi de tonnes de harengs débarquent chaque année dans la Mer de Norvège, suivies par cinq à sept cent orques.
Le hareng est la principale nourriture des orques de Norvège : ils en avalent chacun soixante-dix kilos par jour !

Du coup, d’octobre à janvier, le safari d’orques est la principale attraction des Lofoten, l’été, les baleines, moins nombreuses, remplacent les orques, mais, toute l’année, c’est la morue, qui fait la richesse de l’île : salée, séchée, elle est exportée jusqu’en Espagne, en Italie et au Portugal.

Les orques, présents dans toutes les mers du monde, s’adaptent de façon admirable à leur cadre de vie : ils n’apprécient qu’une seule nourriture, une seule sorte de poisson, celui qu’ils sont sûrs de trouver toute l’année en abondance à l’endroit où ils se trouvent.

Les orques de Norvège, bien plus petits que leurs cousins de Californie, se nourrissent exclusivement de harengs : ils n’aiment pas le cabillaud, qui foisonne aux Lofoten, et dédaignent les phoques, pourtant nombreux dans la région.

 Un véritable banquet …
La famille d’orques entoure le banc de harengs : sa technique de chasse ne fait pas dans le détail, mais elle est efficace ! Les harengs, terrorisés par ces monstres qui les encerclent, se serrent les uns contre les autres.

Le ventre blanc des orques les désoriente complètement : les harengs le confondent avec la lumière de la surface. En quelques minutes, ils sont perdus, incapables de fuir, et les orques les assomment à grands coups de queue. Les harengs volent dans tous les sens, comme les sangliers dans les aventures d’Astérix, les mouettes se précipitent. Les orques se régalent en traversant le champ de bataille, la bouche ouverte. Un des mâles sort de l’eau pour observer les alentours : il regarde le zodiac puis, rassuré, se laisse glisser sous l’eau avec délicatesse, pour ne pas perdre sa place à table.

Une vie de famille
Les orques ont une vie sociale très développée : ils vivent en famille, composée parfois d’une trentaine d’individus, selon une organisation matriarcale, ce qui veut dire que c’est maman qui commande !

Elle entraîne dans son sillage ses fils et ses filles, les enfants et les petits-enfants de ses filles, conçus au hasard des rencontres.

Les mâles, qui font de sept à huit mètres de long pour quatre à cinq tonnes, s’éclipsent discrètement de temps à autre pour aller draguer les femelles des voisins, puis ils reviennent sagement dans les jupes de maman : chez les orques, c’est maman qui a la garde des enfants !

Cette façon de fonctionner évite l’inceste et la consanguinité.

La survie de la famille dépend des mâles : ils protègent leurs sœurs, leurs tantes, leurs nièces, leur maman et leurs neveux, ils apprennent aux petits à chasser, à aller conter fleurette aux femelles des voisins. Lorsque maman disparaît, la famille se scinde en plusieurs groupes, emmené, chacun, par une femelle, suivie de ses enfants, de ses frères et, pourquoi pas, de quelques uns de ses tontons …

La nuit polaire
Le zodiac suit un moment la famille d’orques avant de reprendre la route de Svolvaer, la capitale des Lofoten : il est treize heures, le jour commence à décliner. Il fera nuit noire à seize heures. Entre le 3 décembre et le 8 janvier, ce sera même la nuit polaire : le soleil ne se lèvera plus du tout sur l’archipel.

En attendant le printemps, les habitants se calfeutrent, bien au chaud, dans leurs maisons, en permanence illuminées : comme les orques, ils peuvent profiter de la vie de famille …

Encadré : l’archipel des Lofoten
Situé au large des côtes norvégiennes, entre le 67e et le 68e parallèle Nord (donc, au-dessus du cercle polaire), l’archipel des Lofoten est constitué d’un chapelet d’îles séparées par des fjords, et reliées entre elles par une route nationale de 168 kilomètres (la fameuse E10). L’archipel qui s’étend sur 1 227 Km² compte environ 24 000 habitants, qui vivent sur une étroite bande côtière, surtout de la pêche et du tourisme : le cœur des îles est hérissé de sommets pointus, difficilement accessibles, dépourvu de route. Les villes de Svolvær, Stamsund et Kabelvåg concentrent les commerces et les administrations. L’archipel est baigné par le Gulf Stream, qui lui procure un climat tempéré (de moins un l’hiver, en moyenne, à douze en été).

Encadré : chaque famille a son langage …
Chaque famille a son langage, que les autres familles ne comprennent pas. Elle utilise, pour communiquer, une fréquence sur laquelle les autres familles ne peuvent pas se brancher. Le docteur Heike Vester, installée à Henningsvær, sur les îles Lofoten, consacre sa vie à étudier les bruits de l’océan : elle arrive à identifier la famille d’orques rien qu’en écoutant les sons qu’elle produit (www.ocean-sounds.com).

Encadré : comme une empreinte digitale
La nageoire dorsale des orques, c’est un peu leur empreinte digitale : grâce à sa forme particulière, unique, on arrive à reconnaître chaque individu.
La nageoire dorsale des mâles, bien droite, majestueuse, est haute d’un mètre, un mètre cinquante, celle des femelles, recourbée, ne dépasse pas quatre-vingts centimètre : le Willy de « Sauvez Willy » était donc une femelle …

Les bébés –dont les célèbres taches blanches restent jaunes ou roses pendant un an–, ont la même nageoire que les femelles : fille ou garçon ? il faut attendre un an pour le savoir …

Une équipe de scientifiques, emmenée par le Docteur Tiu Similä, basée à Tysfjord, photographie les orques pour les identifier : elle a établi un véritable arbre généalogique, ce qui permet de les étudier, de les suivre sur plusieurs années (www.killerwhale.no).

Encadré : la sieste est interdite !
Comme les dauphins, les orques ne dorment jamais : ils pourraient couler et se noyer s’ils arrêtaient de nager ! Les orques, qui sont des mammifères, ont des poumons similaires aux nôtres : ils reposent leur cerveau moitié par moitié, exerçant de temps en temps une activité réduite pour somnoler entre deux eaux …

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