Le skrei des Vesteralen
Nous avons – avec Alen Méaulle, donc – réalisé un triptyque sur le skrei pour ViaMichelin, des Vesteralen à Rungis, puis aux cuisines d’un étoilé pour réaliser un dos de skrei à la plancha (je crois que la recette avait été filmée, je n’en suis plus très sûr), j’ai ensuite publié sur le site La Fureur des Vivres un article sur l’arnaque commerciale qu’est le skrei : vendu très cher, c’est juste un cabillaud comme les autres ! Tout a commencé par une brève dans Gazoline, qui m’a valu l’invitation aux Vesteralen …
Norvège : à la pêche au skrei
Les Norvégiens l’appellent skrei, le poisson amoureux : ce n’est pas le héros du dernier dessin animé aquaphile, mais un jeune cabillaud tout excité qui débarque en France pour fêter la Saint-Valentin.
Il ne reste que quelques semaines sur les étals des poissonniers et sur la carte des meilleurs restaurants : vous l’avez raté, dommage, mais il sera de nouveau là l’année prochaine ! Prévoyez dès à présent de l’accueillir à votre table …
Le skrei est un poisson migrateur, c’est ce qui fait son charme et la saveur de sa chair. Son nom provient, paraît-il, du viking skrida qui, selon les sources, signifie migrer ou bouger : nul drakkar n’était malheureusement stationné à proximité, pour que nous puissions vérifier cette origine linguistique.
Le skrei vit dans les eaux froides de la Mer de Barents, au Nord du Nord de l’Europe, où on l’appelle tout simplement cabillaud : le skrei, pur et naturel comme son pays, est un cabillaud de l’Arctique, plus musclé que son cousin caboteur, le cabillaud côtier.
Le skrei passe en famille les premières années de sa vie, avec son père, sa mère, ses frères et ses sœurs : c’est le grand bonheur, mais son appétit sexuel s’éveille soudain, et le pousse à entreprendre un long voyage de près de mille kilomètres pour aller draguer dans les fjords.
Il lui faut deux mois pour rejoindre les Lofoten et l’Archipel des Vesteraalen. Il ne vient pas seul : deux millions de tonnes de poissons accomplissent ainsi chaque année le pèlerinage vers le lieu où leurs parents ont frayé, où ils ont nés : une sorte de retour aux sources, en quelque sorte.
Pour quitter le bas-fond familial, le skrei prend son temps : les plus jeunes s’en vont vers quatre, cinq ans, d’autres, pour s’intéresser aux filles, attendent l’âge de sept ou huit ans.
Les plus prudents restent même avec papa et maman jusqu’à leurs douze ans !
Le Professeur Knut Sunnanaa, de l’Institut de recherche marine de Bergen, a personnellement rencontré des skreis de quarante ans, qui pesaient cent kilos ! Il est toutefois rare que le skrei dépasse les quinze ans, et la dizaine de kilos, pour les plus costauds.
Les Norvégiens guettent chaque année son arrivée, au début du mois de février.
C’est la mission des enfants : dans les petits villages enneigés, ils observent l’horizon pour voir apparaître le poisson-miracle et ponctuel.
Les pêcheurs astiquent leurs chalutiers et préparent leurs hameçons : la skrei, comme le bar, se pêche à la ligne.
La nature est bien faite : il arrive dans les eaux que les orques viennent juste de quitter, lancés à l’alimentaire poursuite des harengs.
Il faut se dépêcher : soulagé et épuisé, le skrei entamera la traversée du retour vers la fin du mois de mars.
La pêche commence au petit matin, sous l’œil endormi des aigles et des macareux : la nuit polaire a obscurci la région pendant un long mois, de la mi-décembre à la mi-janvier, le jour se lève à peine à une heure décente, et continue à se coucher tôt, très tôt …
La dynastie des Cabillauds
On trouve du cabillaud – ou de la morue – dans toutes les mers froides du Monde : morue et cabillaud sont en fait des synonymes. Les pêcheurs ont tendance à appeler « cabillaud » les vieilles morues, alors qu’ils utilisent le terme « morue » pour désigner les jeunes cabillauds. En gastronomie, le cabillaud est un poisson frais ou surgelé, tandis que la morue est salée ou séchée. Les Chefs emploient de plus en plus le terme de « morue fraîche » pour éviter celui de cabillaud, qui fait irrémédiablement penser à des bâtonnets panés, surgelés, industriels …
Les Norvégiens adorent le skrei. Ils sont très fiers de sa qualité, de leur savoir-faire.
Ils le pêchent au départ de Myre ou de Stø, tout là-haut, là-haut, dans des petits chalutiers équipés d’une voile qui stabilise le bateau et lui donne un faux air de sampan, surprenant au milieu des fjords glacés dans lesquels s’ébattent des phoques insensibles au froid.
Il faut manger du skrei au moins une fois dans sa vie, pour apprécier sa chair ferme d’une blancheur exceptionnelle, et sa fine saveur marine : mais, quand on y a goûté, on guette d’année en année son arrivée … On déguste même la langue et les joues du skrei : les enfants viennent, après l’école, les récupérer d’un coup de couteau habile sur la tête des poissons que la pêcherie, c’est une tradition, leur met de côté. Ils vendent ensuite le fruit de leur travail pour se faire de l’argent de poche. Les poissons décapités sont ensuite découpés, ou conditionnés entiers, pour être vendus partout en Europe.
Les Lofoten et les Vesteraalen vivent toute l’année au rythme du cabillaud, qu’il soit skrei ou morue : c’est la principale ressource économique de la région.
Ils vivent aussi, toute l’année, au rythme de la Mer qui les entoure : elle est si belle, si attachante, qu’après les orques et les skreis, les baleines viennent y passer l’été …
Quand le skrei passe par Rungis …
Bientôt la Saint-Valentin, le poisson amoureux revient ! Le skrei, un jeune cabillaud de l’Arctique qui vit dans les eaux froides de la Mer de Barents, rejoint chaque année, poussé par son instinct, les îles norvégiennes des Lofoten et des Vesteraalen, où l’attendent des femelles émoustillées … et des pêcheurs équipés !
Rungis. Minuit. Dans les entrepôts frigorifiques du Groupe Atlantys, les chariots se croisent en frôlant des cartons en frigolite d’où dépassent quelques nageoires, quelques pinces de crabe, quelques bouquets de crevettes, protégés par un film plastique. Un homard, dressé dans son bac, tente, pour l’instant sans succès, d’engager la conversation avec une palette de bourriches d’huîtres de Bretagne autour de laquelle s’active un cariste à la barbe gelée.
La frénésie calculée qui s’exprime sur le carrelage détrempé du hangar relève de la chorégraphie la plus aboutie. Les ordres fusent, en code, des camions se vident tandis que d’autres se remplissent, des palettes se défont, d’autres se complètent, identifiées par des signes cabalistiques, des poissons vont et viennent, enfouis dans la glace.
Le profane n’y comprend pas grand-chose, mais le ballet ininterrompu lui fait vite tourner la tête. Il se laisse aller alors à imaginer que les tronçons de thon qui se préparent à partir vont rejoindre un sushi-bar, que le turbot est venu à toute vitesse et que la raie qui, là-bas, attend son tour, va avoir, un peu avant le déjeuner, rendez-vous avec des câpres.
Rungis s’active la nuit pour qu’au petit matin, les cuisines des restaurants et les étals des poissonniers soient approvisionnés : aujourd’hui comme hier et comme demain, ce ne sont pas moins de huit tonnes de poisson du monde entier qui vont transiter par ces frigos !
Le skrei, poisson des fjords
Patrick supervise le stock de skrei, qui vient juste d’arriver de Norvège, par avion : les beaux poissons étêtés aux écailles luisantes ont été pêchés deux ou trois jours plus tôt au Nord du cercle polaire. La fraîcheur de leur entame, la couleur de leur chair nacrée ne font aucun doute.
Patrick, ses poissons, ses fournisseurs, ses clients, il les connaît tous, il peut tous les raconter, mais, de son skrei, il est particulièrement fier : je suis ce poisson depuis quatre ans, il est vraiment exceptionnel ! c’est un produit sans mauvaise surprise, à la qualité constante … Les clients, d’ailleurs, ne se trompent pas, qui attendent impatiemment son arrivée, mi-janvier, qui le réclament quand il se fait attendre, qui le commandent jusqu’à ce qu’il disparaisse, mi-mars. Le skrei est un poisson saisonnier, à l’identité forte, au goût prononcé, à la chair blanche particulièrement goûteuse, et au nom évocateur d’origine viking.
L’essayer, c’est l’adopter !
Un peu plus cher que le cabillaud côtier (de un euro à un euro cinquante de plus par kilo), il ravit les restaurateurs qui ont à cœur de fidéliser leur clientèle avec des produits de qualité : le skrei, explique Patrick, il faut le faire vivre, le présenter, c’est un poisson qui a quelque chose à dire, à raconter, il arrive quand même directement des fjords !
Le skrei, star des fourneaux
Une heure du matin. Les premiers camions quittent le quai, ils vont livrer leur cargaison à Strasbourg, à Lyon, où des Chefs vont les réceptionner à l’aurore : on livre tout type de restos, raconte Patrick, des petits, des grands, des étoilés, en France et dans le monde entier … Là, par exemple, le gros camion blanc, il va rejoindre Roissy : sa cargaison sera transférée dans les soutes d’un avion en partance pour le Japon, elle va approvisionner les cuisines des six restaurants que Joël Robuchon gère à Tokyo.
Le stock de skrei diminue à vue d’œil : les Norvégiens ne le commercialisent qu’entier, sans tête, emballé tout seul ou par trois, ils nous l’expédient recouvert de glace, soigneusement étiqueté et labellisé … Le skrei, cette filiale d’Atlantys en écoule en saison une tonne par semaine, contre trois à quatre tonnes de cabillaud, souvent déjà découpé en filets.
Les camions qui partent vont de moins en moins loin, Nancy, Lille, Tours, ils emmènent leur lot de soles, de bars, de langoustines, de roussettes et de skrei. Les derniers, sur le coup de six heures, se préparent à rejoindre Paris : chaque matin, ils livrent 400 adresses intra-muros.
La petite camionnette qui emmène le skrei que Gilles Chesneau et Stéphane Laruelle, les Chefs étoilés du Chiberta, vont préparer ce midi à la plancha, démarre et quitte le parking, alors que le jour se lève.
Patrick, qui est là au moins jusqu’à midi, avoue qu’il le mange tout simplement poêlé, son skrei, à l’huile d’olive : le poisson, c’est souvent le plus simple qu’il est le meilleur ! bien que le skrei soit toujours exquis …
Merci à Patrick Delettre et à Anne-Catherine Giberson, du Groupe Atlantys (qui apparemment n’existe plus)
Quand le skrei à la plancha tutoie des étoiles
À deux pas des Champs, dans un restaurant noir & blanc à l’ambiance intimiste et à la carte colorée, on mange du skrei au bar, haut-perché sur une large chaise, ou attablé dans un des trois salons aux murs décorés de jolies bouteilles allongées …
L’ambiance feutrée du Chiberta lui donne un côté caviste bien sympathique. On déjeune paisiblement, sous le reflet des Sancerre, Chablis, Condrieu et Volnay, on dîne dans l’éclat des Faugères, Côte Rôtie et autre Margaux : difficile, du coup, de ne pas, dans la carte des vins, trouver son bonheur, de quoi agréablement humecter son palais, avec modération, bien sûr.
Le Chiberta est, comme l’Atelier Maître Albert (Paris 5e) et les Bouquinistes (Paris 6e), un restaurant « avec Guy Savoy », dans lequel, depuis l’ouverture, s’exprime un jeune Chef, Gilles Chesneau, assisté de Stéphane Laruelle.
La carte, qui change quatre fois par an, est supervisée par Guy Savoy : il apporte sa touche, explique le Chef, son regard, son souci constant d’aller à l’essentiel, d’ajouter, au classique, une touche de modernité …
Suivre Savoy
Gilles Chesneau a mis, il y a quinze ans, ses pas dans ceux de Guy Savoy, après un apprentissage chez Gérard Vié. Il est passé de table en table en progressant dans la hiérarchie des brigades, jusqu’à se retrouver, seul ou presque, à son ouverture, derrière les pianos du Chiberta : quand j’étais petit, raconte-t-il, au lieu d’aller bricoler avec papa, le dimanche matin, je cuisinais avec maman, j’avoue que je lui ruinais sa cuisine. Il rigole : elle n’a jamais voulu que je fasse ce boulot ! Stéphane Laruelle refait ses calculs : moi, ça fait onze ans que je travaille avec Guy Savoy, j’ai d’ailleurs rencontré Gilles rue Troyon (au restaurant Guy Savoy, trois étoiles depuis 2002).
Tous les deux s’entendent à merveille, se parlent à demi-mot et se répondent d’un signe : leur complicité décuple leur créativité et leur efficacité. En cuisine, comme sur le pont d’un navire, chacun sait ce qu’il a à faire, l’improvisation et l’à peu près ne sont pas les bienvenus : les poivrades prennent forme tandis que les aspergent clapotent dans l’eau bouillante, la brandade attend son tour au coin du feu et le basilic vit en botte ses derniers instants.
Le timing est parfait.
Un skrei, un !
L’étoile du Chiberta est arrivée très vite, avec son lot d’exigences et de contraintes, ce qui n’empêche pas les deux Chefs de continuer à promouvoir « la bonne cuisine bourgeoise de maman » qu’ils apprécient, un rien canaille et toujours de saison. Ils sélectionnent soigneusement les produits qu’ils accommodent : un bon produit, un produit de qualité, se suffit à lui-même, philosophe Gilles Chesneau, le Chef est là pour lui apporter juste un petit plus, une cuisson, un assaisonnement, un accompagnement qui va sans le dénaturer le mettre en valeur. Un peu, en somme, comme un créateur de mode, quand il choisit, pour le mannequin qui présente sa collection, le taffetas d’une étoffe, la couleur d’un foulard ou la ligne d’un bracelet …
Le skrei les a tout de suite intéressé : un nouveau poisson, évidemment, par curiosité, on a été tenté d’essayer, par plaisir, les clients ont aimé, ils en ont redemandé, du coup, on continue à le travailler, on le propose souvent en « suggestion du marché » …
Il a, détaille Gilles Chesneau, des avantages par rapport au cabillaud côtier : sa chair est plus ferme, plus goûteuse, plus entêtante, mais le skrei est exigeant quant à sa cuisson : il ne faut surtout pas le laisser au chaud ne fut-ce qu’une minute de trop ! La plancha est donc particulièrement indiquée pour le cuire, d’autant plus qu’elle évite les matières grasses qui modifieraient sa saveur : cette cuisson saine correspond bien à l’image du skrei, poisson sauvage pêché dans l’eau pure des fjords.
Il est plus cher, aussi, précise le Chef, donc, il faut que le client sente, dans son assiette, la différence avec un simple cabillaud, ce qui nous pousse à l’associer avec de beaux produits, qui, eux-mêmes, ont une forte personnalité, une forte identité, comme l’artichaut poivrade violet de Provence, les exceptionnelles asperges de Pertuis et la pomme de terre Rosenval …
La route du skrei s’achève ici, à quatre mille kilomètres des Vesteraalen. Il a renoncé par amour à la tranquillité de la Mer de Barents, et il quitte la cuisine, encadré par deux artichauts chapeautés, farcis de brandade parée, devant une haie d’honneur d’asperges au garde-à-vous : le maître d’hôtel enlève l’assiette sans se rendre compte qu’il fait parcourir, à ce poisson migrateur qui a vu les fjords, les derniers mètres de sa vie de poisson viking …
Dos de skrei à la plancha, artichauts poivrade en fine brandade, pointes d’asperges vertes « crues – cuites »
Recette de Gilles Chesneau et Stéphane Laruelle
Ingrédients pour 4 personnes
1 filet de skrei d’environ 800 g
Sel, poivre du moulin
12 artichauts poivrade
200 g de pommes de terre roseval
1 botte de basilic
le jus d’un citron
30 cl de lait entier
1 branche de thym, de romarin et de laurier
1 gousse d’ail
10 asperges vertes
50 cl d’huile d’olive
50 cl de fumet de poisson
20 g de chapelure
20 g de beurre pommade
½ botte de basilic
Préparer les dos de skrei
Désarêter le skrei et portionner des pavés de 150 grammes.
Préparer la brandade
Couper, en petits dès, toutes les parures de skrei, c’est-à-dire la peau et les arêtes.
Laver et éplucher les pommes de terre, les couper en dès.
Cuire les dès de skrei avec les pommes de terre, le lait et la gousse d’ail écrasée.
Assaisonner le tout, ajouter le thym, le romarin et le laurier. Réservez.
Préparer les artichauts
Tourner les artichauts poivrade, c’est-à-dire casser la tige pour éliminer les fibres, puis dégrossir l’artichaut en le faisant tourner à l’aide d’un couteau, pour raccourcir les feuilles de la base aux deux tiers (c’est l’artichaut qui tourne, pas le couteau). Réserver dans l’eau citronnée, pour éviter noirceurs et oxydation.
Préparer les asperges
Laver et éplucher les asperges.
Cuire 8 pointes d’asperge dans l’eau bouillante salée pendant 3 minutes, et rafraîchir : plonger les asperges dans de l’eau glacée, pour stopper net la cuisson et conserver la couleur verte de l’asperge.
Préparer la chapelure et l’huile au basilic
Réaliser l’huile de basilic en mixant la botte de basilic avec 40 centilitres d’huile d’olive.
Mélanger le beurre pommade et la chapelure à l’aide d’un fouet, puis ajouter la demi-botte de basilic.
Préparer les artichauts poivrade en fine brandade
Cuire les artichauts poivrade dans une sauteuse avec un peu d’huile d’olive et le fumet de poisson.
Farcir les artichauts poivrade de brandade de skrei et déposer dessus un rond de chapelure au basilic.
Finitions et dressage
Cuire les skrei à la plancha assaisonnés de sel et de poivre, avec un peu d’huile.
Gratiner sous le grill les artichauts poivrade puis réchauffer les pointes d’asperge avec un peu d’huile d’olive.
Couper les copeaux d’asperge dans les deux asperges crues restantes, puis assaisonner le tout à l’huile d’olive, le sel et le poivre du moulin.
Dresser le tout en parsemant de copeaux d’asperges et d’huile de basilic : aligner les poivrades en haut de l’assiette, disposer entre elles les pointes d’asperges, poser le skrei au bord de l’assiette.
La révélation d’un skrei (peu) professionnel …
in La Fureur des Vivres (2012)
Vous imaginez l’angoisse – et les remords – du journaliste invité – au restaurant et en voyage au nord du Nord de la Norvège – qui se rend compte – les pieds dans la neige des Vesteralen – que les organisateurs – des amis, forcément des amis – le confondent avec un attaché de presse chargé de faire la promo d’un produit qui n’existe pas vraiment ?
Arrive dans ma boîte aux lettres un dossier de presse : à cette époque, je les lisais, mes collègues les recopiaient, c’était un travail d’équipe.
Ils arrivaient par la poste, et mon facteur me le rappelait à chaque calendrier, d’un air entendu.
J’ouvre donc l’épais pli, je tombe sur un poisson.
Je fais sa connaissance :
Depuis toujours, au même endroit et à la même période, la Nature accomplit son miracle au large des côtes de Norvège.
La tradition veut que chaque année les enfants se fassent les annonciateurs de l’arrivée du Skrei dans les petits villages de pêcheurs, nichés au cœur des criques enneigées.
Dés cet instant, après des jours et des nuits d’attente, tous les bateaux, jusqu’alors amarrés dans les ports, se hâtent de prendre le large pour le capturer avant qu’il ne regagne l’Océan arctique.
La délicatesse de sa chair, d’une finesse et d’une blancheur remarquables, fait du Skrei un poisson exceptionnel qui se prête à une multitude de préparations gastronomiques.
Son foie, ses œufs et sa langue constituent à eux seuls un véritable délice particulièrement apprécié par les amateurs de poisson.
Ce n’est pas sans raison que le Skrei de Norvège a été sélectionné comme « Poisson Officiel » du prestigieux concours gastronomique international « Bocuse d’Or » en 1997 …
L’attaché de presse m’appelle : as-tu lu le dossier ?
Oui, oui.
Il m’explique avec passion combien le skrei est excellent : la saveur incomparablement iodée de sa chair blanche ! sa pureté ! un poisson bio, un poisson vrai, un poisson qui s’inscrit dans une histoire, un territoire, une origine, une personnalité …
Le goûter – il me l’assure avec tant de fougue juvénile et gourmande que je le crois – fut pour lui une révélation !
Je suis dans un bon jour, me voilà convaincu, je me fends d’un article : ça tombe bien, j’ai une page à remplir (vous savez ce que c’est : on n’a pas toujours le temps de tout essayer, tout goûter, tout tester, alors des fois on les croit …), et il fournit des photos DR (libres de droits), le rédac-chef va être content (depuis que je lis Gaston Lagaffe, je sais combien un rédac-chef peut te pourrir la vie, et encore, c’est pire en vrai).
Il y aurait d’ailleurs beaucoup à dire sur les rédac-chef, mais pas ici : ça ne se mange pas, ça ne se cuisine pas, ça ne se sert pas en apéro tant c’est imbu et imbuvable.
Bref : je me fends d’une brève dans Gazoline (nous sommes en 2008).
Le skrei, poisson miracle de Norvège – Êtes-vous le copain de votre poissonnier ? Sinon, devenez-le vite pour qu’il accepte de vous trouver du skrei, le poisson miracle de Norvège qui n’est pêché que quelques jours dans l’année, seulement quelques heures par jour, jamais le dimanche et uniquement par des pêcheurs norvégiens !
Il est difficilement disponible en France du début du mois de février à la fin du mois de mars.
Dur à pêcher, difficile à trouver, c’est un poisson qui se mérite !
Au fait, connaissez-vous le skrei, qui est à l’Océan ce que le caviar est à la Gironde ?
Le skrei, du viking « skrida » qui veut dire « migrer », passe les premières années de sa petite vie de poisson à se l’écailler dans les eaux pures et très froides de la mer de Barents, au Nord de la Norvège.
Quand sa crise d’adolescence éclate, il claque la porte, plouf ! et il s’en va traîner avec ses potes vers les îles Lofoten, où il fraye sans modération avec les femelles qui zonent dans les fjords.
Le skrei n’est pas un poisson précoce : pour frayer, il attend souvent l’âge de sept ou huit ans, les plus prudents restent entre les nageoires de papa et maman jusqu’à leurs douze ans !
Depuis plus de mille ans, le skrei n’est pêché au large des îles Lofoten que pendant sa période de reproduction, difficile à prévoir, tant le skrei est capricieux et … imprévisible.
Le pauvre termine parfois sa première histoire d’amour dans les cales des bateaux des sadiques pêcheurs Norvégiens qui l’enverront dans votre assiette, si votre poissonnier se montre à la hauteur, où si vous décidez de vous payer le resto.
Il faut goûter au skrei au moins une fois dans sa vie, à sa chair ferme d’une blancheur exceptionnelle qui lui donne un goût assez surprenant, à sa langue et à ses œufs.
Si vous avez un ado à la maison, racontez-lui aussi l’histoire triste du pauvre skrei de Norvège, pour qu’il se méfie des femelles qui zonent dans les fjords, et accessoirement des pêcheurs norvégiens !
Skrei vient du viking « skrida » qui veut dire « migrer » ?
Va vérifier ça !
Trouve à Paris un Viking qui va te le confirmer.
Cherche sur Internet un traducteur viking – français.
En Norvégien, « migrer » se dit « migrere » (d’après Google Translator), en suédois « migrera », en danois, « migrere » aussi, en islandais « flytja » et en finnois – on ne sait jamais – « vaeltaa ».
Alors, tu fais quoi ?
Tu répètes !
Celui qui va pomper sur toi le répétera et tu le répèteras encore après l’avoir lu – ça confirme – dans le papier du gars qui a pompé sur le gars qui a pompé sur toi, et skrei proviendra pour la vie du viking « skrida » qui veut dire « migrer » …
Vas-y, coco, répète !
Tu répètes, comme tu as répété que Louis XI se faisait livrer à Paris des vins des Coteaux du Saillant, que le Calisson a été inventé à Aix en 1454 pour le mariage du Roy René avec Jeanne de Laval (1), et que Louis II dit Le Bègue « offrit, lors de la disnée, des andouillettes » quand il se fit couronner Roy de France à Troyes en 878 … Et puis tu apprends au détour d’une biographie que Louis XI n’habitait pas à Paris, mais en Touraine (il faudrait être très con dans cette région viticole pour faire livrer du vin de la Vézère), que le mariage de René et de Jeanne a eu lieu le 10 septembre 1454 à Angers (donc, pour les calissons, c’est mort), et que le mot dîner (écrit « disnée » à l’ancienne, pour faire style et donner de la crédibilité) n’existe que depuis 1150 comme nom commun et 1131 comme verbe (au IXe siècle, disnare signifierait – je fais gaffe, maintenant – en latin médiéval « prendre le premier repas du matin »).
Louis II (846 – 879), roi d’Aquitaine, a bien été sacré roi de France à Troyes (en la superbe église Saint-Jean au Marché, qui existe toujours), le 7 septembre 878, par le pape Jean VIII, qui tenait Concile à Troyes depuis le 11 août (chassé de Rome, il s’était réfugié à Arles, puis à Troyes), mais va retrouver le menu ! d’autant plus que (d’après Alain Rey) le mot andouille n’existe que depuis 1178, et (d’après moi) le mot andouillette n’est attesté à Troyes qu’en 1590 (2) !
Je rappelle souvent à ceux qui croient que les journalistes savent de quoi ils parlent que j’ai commencé ma carrière – à l’époque où le Macintosh Plus à disquette ne communiquait pas avec le minitel – en rédigeant les horoscopes d’un hebdo féminin à fort tirage qui existe toujours, avec des phrases déjà écrites que je devais faire tourner d’un signe à l’autre selon une logique mathématique qui n’avait rien de divinatoire ou de prophétique …
J’ai été viré – par le rédac-chef – pour avoir « prédit » une « soirée dionysiaque » aux Capricornes : dionysiaque ? ça va pas, non ? tu sais à qui tu t’adresses, coco ? dionysiaque ! qu’est-ce que tu veux qu’elles comprennent à « dionysiaque », nos lectrices ? va bosser au Monde, coco ! dionysiaque ! mais d’où il sort, lui ?
Bal à l’Ambassade …
L’attaché de presse m’appelle : oh, merci pour ce papier !
Génial, très drôle – tout toi, quoi – fabuleusement bien écrit, comme d’habitude, quel humour ! quelle plume ! que faconde ! quel talent !
Il m’invite : pour clôturer la campagne du skrei, on dîne à l’Ambassade ! avec l’Ambassadeur ! repas skrei – vodka – akvavit : viens, il y aura untel, untel et untel, ça va être sympa, tu peux même emmener ton épouse, les conjoints sont pour une fois les bienvenus.
Soirée mémorable.
Les Norvégiens chantent (en Norvégien) et boivent cul sec un verre à chacun des couplets de leurs interminables chansons : on finit par comprendre qu’il y a un refrain et un toast par personne présente …
On les reprend en chœur : on est plus bourrés qu’eux.
Le skrei est blanc, c’est vrai, très blanc, mais il a goût de poisson, un goût normal de poisson normal : un goût normal de poisson blanc, quoi.
Bon. Mettons ça sur le dos de la vodka et de l’akvavit qui dénaturent son incomparable saveur iodée.
L’attaché de presse – végétarien bio amateur d’eau minérale des hauts plateaux chiliens : ils le sont tous – avoue hilare au deuxième toast qu’il mange du skrei pour la première fois.
On rentre en taxi, ça coûte un bras.
Un poisson, des bisous
Chaque année, le skrei revient, et, comme il revient en février, un communicant de génie (lol) décide qu’il sera « le poisson de l’amour » : vive la Saint-Valentin ! Une fois ou deux, j’en reparle, glissant ci et là un ou deux entrefilets (pour un poisson, quoi de plus normal ?).
Le nouvel attaché de presse m’appelle : l’ancien a perdu le marché, et promeut désormais des maisons en bois d’arbre recyclé à la main sans rejet de carbone.
Il m’explique avec passion combien le skrei est excellent : la saveur incomparablement iodée de sa chair blanche ! sa pureté ! un poisson bio ! un poisson vrai ! un poisson qui inscrit son histoire dans un territoire, un poisson qui a une origine, une personnalité à nulle autre pareil qui s’exprime au cœur de grands espaces vierges peuplés de vivifiantes senteurs marines (le discours s’améliore) … Il m’assure – avec une fougue juvénile et gourmande mâtinée d’embruns arctiques : il revient d’un voyage de presse « là-haut » – que le goûter fut pour lui une véritable révélation (et quelle superbe région !).
Il me fait miroiter un voyage l’année prochaine : ça te dirait d’aller pêcher le skrei ? on part trois ou quatre jours …
Moi, le Nord, j’adore : la Norvège, les Lofoten, les Vesteralen, le Cap Nord, les orques, les harengs, le nord du Nord qu’a si bien raconté mon ami Claude Villers (3), les fjords, je kiffe ! aux Baléares et aux Bahamas, je préfère la nuit polaire, la banquise et une croisière sur l’Hürtigrüten …
Je négocie la présence de « mon » photographe (toujours lui, qui déteste quand je dis « mon ») et j’arrive à convaincre un rédac-chef de l’intérêt de suivre le skrei des profondeurs des mers du nord du Nord à l’assiette d’un restaurant étoilé, via Rungis au petit matin …
Chalut à toi ô marin norvégien !
Nous sommes une douzaine de journalistes à nous retrouver à Roissy pour un Paris – Oslo sur SAS suivi d’un Oslo – Harstad / Narvik (sur SAS aussi), et d’un long voyage en car pour rejoindre l’archipel des Vesteralen, au nord des Lofoten. Accueil VIP dans un salon de l’aéroport, enregistrement simplifié, embarquement prioritaire : ça commence bien. Car pullman, hôtel en bois, typique, balade nocturne dans la neige et les rues de Myre, soupe aux pois avant d’aller se coucher : la vie est belle. L’attachée de presse est moins hystérique que ses consoeurs, mais des collègues compensent aimablement, pour qu’on ne se sente pas dépaysés.
Le lendemain matin, départ au petit matin sur un chalutier pour prêcher le skrei.
Je reprends mes notes : j’ai quand même une saga à écrire …
Le skrei est un cabillaud migrateur qui vit en mer de Barents, au nord du Nord de l’Europe : cabillaud de l’Arctique, il serait plus musclé que le cabillaud côtier. Il passe avec papa et maman les premières années de sa vie, jusqu’à ce que s’éveille son appétit sexuel (entre quatre et douze ans), qui le pousse à entreprendre un voyage de deux mois (mille kilomètres !) pour aller dénicher sa meuf au creux d’un fjord : deux millions de tonnes de poissons accomplissent chaque année le pèlerinage vers les Vesteralen et les Lofoten, où leurs parents jadis ont frayé, où eux-mêmes ont été conçus …
Le skrei ne reste qu’un mois, ‘faut pas traîner : soulagé et épuisé, il prend le chemin du retour vers la fin du mois de mars.
Les pêcheurs Norvégiens guettent son arrivée, au début du mois de février.
On raconte que c’est la mission des enfants blonds au nez rougi et aux joues rebondies : sur la grève des petits villages enneigés, ils observent l’horizon de leurs yeux délavés, bleu comme le ciel des matins de printemps, la main posée comme les grands au-dessus de leurs sourcils attentifs, leurs petits doigts gelés dans leurs mitaines en poils de phoque, pour voir au u loin apparaître le poisson-miracle (mais les hélicoptères et les radars de la Kongelig Norske Marine leur filent désormais un coup de main).
La nuit polaire a plombé la région – magnifique, c’est vrai, on ne le répétera jamais assez – de la mi-décembre à la mi-janvier, mais le jour, désormais, se lève tard (oui, mais il se lève), et se couche tôt (très tôt).
Les pêcheurs préparent leurs hameçons (le skrei, comme le bar, se pêche à la ligne), et la pêche commence au petit matin, sous le regard ensommeillé des aigles et des macareux.
Les énormes poissons luisants s’entassent vite dans la cale. Ils agonisent longuement tandis qu’au-dessus, gelés, on s’arsouille au café allongé. Sur le chalutier, un doute soudain m’assaille et me taraude :
– Les skrei, ce sont des mâles ?
– Oui.
– Comment on sait que ce sont des mâles, les poissons que l’on pêche ?
– Tu as vu les paysages ?
– Et comment on sait que ce sont des skrei, et pas des cabillauds côtiers, vu qu’on est dans un fjord ?
– C’est magnifique, n’est-ce pas ? Oh ! là ! un aigle !
– Si ça se trouve, ce sont des femelles côtières, et pas des skrei en rut ?
– Avec un peu de chance, on verra des baleines …
– J’insiste …
– Le tri se fera à terre, à la pêcherie.
Fin de journée. On a ce midi mangé un skrei frais pêché cuit en papillotes.
Les chalutiers rentrent au port. Ils accostent devant la pêcherie.
Leurs cales sont vidées sur des tapis, les cabillauds sont décapités puis découpés, ou conditionnés entiers, étêtés, pour être dès demain vendus partout en Europe : ils prennent l’avion cette nuit, décoré de la médaille du skrei tombé au champ d’honneur, qui garantit son authenticité (tu parles d’un poisson bio).
Les enfants viennent – après l’école – tailler d’un coup de couteau habile les têtes de poissons que la pêcherie – c’est une tradition – leur met de côté les.
Ils vendent ensuite le fruit de leur dur labeur – la langue et les joues – pour se faire de l’argent de poche : on les déguste panés, c’est excellent (pas les enfants, non).
Mon doute est toujours là, je n’ai pas vu de tri, parce qu’il n’y en a pas eu : sont probablement vendus sous l’étiquette « skrei » des cabillauds mâles, femelles, migrateurs ou côtiers, indifféremment. On m’a juré que non, mais on n’a pas répondu à mes questions : comment sait-on que ce sont des skrei et non des cabillauds côtiers, qui ont été pêchés dans ce fjord ? où se terrent pour ne pas être confondus les cabillauds côtiers quand les skrei débarquent ? le skrei est là pour frayer, donc, il s’entoure de femelles, comment sait-on que ce n’est pas sa copine, qui a mordu à l’hameçon ?
Vous l’avez raté ? dommage !
Le rédac-chef se plante dans les dates et publie notre article une fois la saison terminée (la Norvège fait la gueule, on la comprend, elle ne nous invitera plus jamais), ce qui donne comme chapeau :
Les Norvégiens l’appellent skrei, le poisson amoureux : ce n’est pas le héros du dernier dessin animé aquaphile, mais un jeune cabillaud tout excité qui débarque en France pour fêter la Saint-Valentin.
Il ne reste que quelques semaines sur les étals des poissonniers et sur la carte des meilleurs restaurants : vous l’avez raté, dommage, mais il sera de nouveau là l’année prochaine !
Bref. Si vous trouvez du skrei à la carte, ne tombez pas dans le panneau ! Racontez-lui l’histoire triste du pauvre cabillaud et de sa femelle qui se sont fait choper en cherchant pour frayer un coin tranquille, que d’excellents commerçants sont arrivés à vendre au double de son prix – avec la complicité de journalistes peu scrupuleux – à des bobos urbains confits d’exotisme arctique : c’est du cabillaud, les gars, du cabillaud ! Cap’tain Igloo en fait des bâtonnets surgelés qu’on trempe dans la sauce tartare ! Aucun gastronome à l’aveugle ne fait la différence entre un bon cabillaud pêché à Ostende ou à Dunkerque et un skrei normal descendu en avion du cercle polaire !
On trouve du cabillaud – ou de la morue, c’est la même chose – dans toutes les mers froides du Monde : les pêcheurs appellent cabillaud les vieilles morues, et morue les jeunes cabillauds, en cuisine, le cabillaud est frais ou surgelé, la morue, salée et séchée, mais les Chefs parlent de plus en plus de morue fraîche, pour éviter cabillaud, qui fait moins rêver …
Le cabillaud est une espèce menacée, en voie de disparition parce que victime d’une folle surpêche : son « stock » a été divisé par 5 en 20 ans ! alors, pour la Saint-Valentin, mangez des spaghettis avec des boulettes, c’est bien aussi ! quoi ? vous l’avez ratée ? dommage, mais Saint-Valentin sera de nouveau là l’année prochaine !
(1) in Le melon de Cavaillon, Pierre-Brice Lebrun, coll. Chemins gourmands, Les 4 chemins éditeur (2008)
(2) in L’andouillette de Troyes, Pierre-Brice Lebrun, coll. Chemins gourmands, Les 4 chemins éditeur (2008)
(3) Le nord du Nord, Claude Villers, Denoël (2009)