Tu es Pierre, et sur cette pierre, je bâtirais mon moulin …

Comment, dans cet éminent dossier sur les poivres, ne pas évoquer celui-ci, probablement parmi le plus célèbre ? 

Pierre Poivre (1719-1786) est Lyonnais, ce qui est un bon début (1). Il envisage d’embrasser une carrière religieuse : il faut dire que, élève du Lycée Saint-Joseph, installé sur la colline qui travaille, il a sous les yeux à longueur de journée celle qui prie, peut-être de là naît sa vocation ?

Puisqu’il ne fait pas les choses à moitié, Pierre s’embarque pieusement pour la Chine, à 21 ans, histoire de s’initier aux mystères de cet Extrême-Orient qu’il aura ensuite pour mission d’évangéliser. 

Arrivé à Canton, il est jeté en prison, à cause, semble-t-il, d’un problème de traduction : du coup, pas bête, il met à profit ses deux ans de captivité pour apprendre le mandarin.

Gentil Dauphin triste

Libéré en 1745, Pierre tente de regagner l’Europe à bord du Dauphin, un vaisseau de 600 tonneaux, armé de 30 canons, construit à Lorient en mars 1743 pour le compte de la Compagnie française pour le commerce des Indes orientales : il entend bien, à son retour, se faire, comme prévu, ordonner prêtre. 

Manque de chance pour l’Église, mais heureusement pour nos assiettes, le Dauphin est attaqué par les Anglais le 5 février au large de Sumatra, dans le détroit de Banca, si joliment décrit, dans son Voyage pittoresque autour du monde (1834), par Jules Dumont d’Urville, un autre voyageur malchanceux (après avoir découvert la Vénus de Milo, parcouru pendant neuf ans la planète sur La Coquille et L’Astrolabe, visité le pôle Sud et baptisé la Terre Adélie, il décède avec femme et enfant dans un accident de train à Meudon en revenant d’une balade à Versailles : comme quoi, ‘faut toujours faire gaffe en sortant de chez soi, par juste au fin fond, c’est un exemple, des steppes mongoles, d’autant plus que les trains y sont rares).

Les canons de L’Achille

Pierre Poivre se bat avec courage, son poignet droit est même emporté par un boulet britannique : jeté à fond de cale, il reste sans soins pendant 20 heures (un horaire qui portera plus tard chance à l’un de ses homonymes), attrape la gangrène et se fait amputer en anglais par le médecin du bord, juste avant que le feu ne prenne sur le navire de sa Très Gracieuse Majesté. 

Les prisonniers sont débarqués sans autre forme de procès à Batavia, c’est-à-dire à Djakarta, sur l’île Indonésienne de Java : la capitale des Indes néerlandaises est alors un centre important du commerce de la noix de muscade et du clou de girofle. 

Les Hollandais protègent avec soin leurs très rares épices, dont le négoce représente une source importante de revenus. Il n’est pas rare, à l’époque (aujourd’hui, c’est mal vu), de payer ses factures en poivre, ou en épices (d’où l’expression « payer en espèces » : espèces dérive d’épices). Ce n’est pas étonnant : le soldat est depuis les légions romaines celui qui perçoit une solde, c’est-à-dire une bourse de sel pour tout salaire, et non une saucisse, dont l’origine étymologique est pourtant identique (j’aurai pour ma part accepté d’être rémunéré en saucisses, mais en sel, bof) …

Pierre Poivre, qui a plus d’un tour dans son moulin, étudie avec soin toutes les épices qu’il côtoie, avant de rejoindre Pondichéry, où il rencontre le malouin Bertrand François Mahé, comte de La Bourdonnais (1699-1753), qui a accolé à son nom, par autorisation du Roi, celui de la capitale des Seychelles (et non des Maldives qui est Male). Il l’emmène avec lui sur l’île de France, l’actuelle île Maurice, à bord de L’Achille, un navire de guerre de 1 200 tonneaux, équipé de 70 canons, construit à Lorient et lancé le 5 mai 1744 (il sera désarmé le 14 octobre 1757 à Saint-Domingue : je m’en souviens, parce que le 14 octobre, c’est l’anniversaire de mon frère).

Pam, pam, plemousse

Pierre Poivre s’installe au Domaine de Mont-Plaisir, qui deviendra la résidence officielle des Gouverneurs, et aménage le Jardin de Pamplemousse, qui existe toujours et se visite. Il crée un potager, plante des arbres et des fleurs exotiques, sans savoir qu’il sera bientôt propriétaire de cette superbe propriété. Il imagine acclimater sur l’île de France cannelle, girofle et muscade : c’est le projet de sa vie, qui débordera sur La Réunion. 

Il décide de rejoindre la France pour défendre son idée auprès de la Compagnie française pour le commerce des Indes orientales, mais il fait naufrage suite à une tempête, un grain, comme disent les marins, embarque sur un navire néerlandais qui se fait attaquer par un corsaire malouin, attaqué à son tour, dans la Manche, par un Britannique : Poivre, de nouveau prisonnier, est enfermé à Guernesey jusqu’à la paix précaire de 1748. Il repart l’année suivante : sa maîtrise du chinois et du cochinchinois le désigne tout naturellement comme ministre du roi en Cochinchine : l’île de France attendra …

Pierre se lie d’amitié avec le souverain de Cochinchine et profite de son séjour (du 29 août 1749 au 11 février 1750, selon son Journal d’un voyage à la Cochinchine), pour recueillir poivriers, cannelliers, muscadiers, girofliers, arbres de teinture, de résine et de vernis, riz et arbres fruitiers qu’il ramène sur l’île de France. En 1750, il s’embarqua pour Manille à la recherche d’autres plantes à épices. Il hiberne aux Philippines et apprend, c’est malin, le malais. Il dérobe aux Hollandais une poignée de muscadiers et quelques girofliers, qu’il implante en 1753 sur l’île de France, avant de repartir vers les Moluques, puis le Timor. 

En 1755, à son retour, ses premières plantations sont mortes, et les nouveaux plants meurent à leur tour. L’enquête révèle que c’est Jean-Baptiste Christian Fusée-Aublet (1720-1778), administrateur du jardin botanique, qui, jaloux du succès de Poivre, les a assassinées !
Ce n’est pourtant pas le mauvais bougre : avant de rentrer à Paris en 1762, il affranchit tous les esclaves de l’île et épouse une Malgache de couleur, dont il aura un fils, de couleur aussi. Les mariages mixtes étaient assez rares, à l’époque, même si on oublie trop souvent que le mulâtre Joseph de Bologne, Chevalier de Saint-Georges, violoniste, escrimeur et compositeur, était le musicien préféré de Louis XV.

Coucou, la praline !

Poivre, découragé, décide, en 1756, de rentrer en France. Il passe l’hiver à Madagascar et se fait de nouveau, en route, capturer par les Anglais : interné à Cork, en Irlande, il rejoint Paris le 22 Avril 1757, puis Lyon, sa ville natale, où il épouse sa nièce, Françoise Robin (1749-1841), le 17 septembre 1766. 

L’histoire ne dit pas s’il rencontre alors un autre voyageur botaniste au nom prédestiné, Amédée François Frezier (1682-1773), ingénieur du Génie Maritime, qui prend en 1764 une retraite bien méritée. 

En 1714, Amédée François Frezier a ramené du Chili cinq plants d’une petite fraise goûteuse qu’il a confiés à Monsieur de Jussieu, directeur du Jardin Royal de Paris, l’actuel Jardin des Plantes, à qui Pierre, le 12 février 1752, enverra, ainsi qu’à Buffon, des échantillons de noix de muscade fraîches qu’il a su faire germer. Lorsqu’en décembre 1739, il est nommé directeur des fortifications de Bretagne, il s’installe à Brest et fait planter des descendants de ses fraisiers dans le jardin de l’Hôpital Maritime de Brest, qui donneront naissance aux célèbres fraises de Plougastel, délicieuses au poivre noir et au basilic, ou au poivre de Sechuan et au citron …

La Compagnie française pour le commerce des Indes orientales, créée par Henri IV en 1606, fait faillite et cède ses terres à la Couronne : Poivre est nommé Commissaire Ordonnateur Intendant Général des Mascareignes par le Duc de Praslin, Ministre de la Marine, qui n’a rien à voir avec la succulente praline (dont on fait d’ailleurs à Lyon de savoureuses tartes) : on en attribue l’invention à Clément Jaluzot ou Clément Lassagne, un doute subsiste sur son nom, Chef des cuisines du Maréchal de Plessis-Praslin (1598-1665), un de ses aïeux.

Pierre s’installe avec son épouse sur l’île de France le 17 juillet 1767. Il consacre beaucoup de temps à l’aménagement du Jardin de Pamplemousse. Il publie ses aventures Les Voyages d’un philosophe, ou observations sur les moeurs et les arts des peuples de l’Afrique, de l’Asie et de l’Amérique (1769).

Sa jeune épouse rencontre le capitaine ingénieur Bernardin de Saint-Pierre (1737-1814), en poste sur l’île de 1768 à 1771, qui essaie, paraît-il sans succès, de la séduire.
Désespéré, il écrit en pensant à elle Paul et Virginie, publié à Paris en 1787 : il est Paul, elle est Virginie, et le naufrage de Paul qu’il raconte est l’un de ceux qu’a vécu Pierre.

Pierre Poivre, toujours convaincu que l’île de France est une terre à épices, persuade Louis XV d’affréter deux navires, Le Vigilant et L’Étoile du Matin, pour monter, aux Moluques, là où il a perdu la main, une première opération commando (qui lève l’ancre le 24 juin 1770) puis une seconde, toujours à la recherche de plants de muscadiers et de girofliers : le commandant Provost réussit, raconte-t-on, à en échanger suffisamment contre les meubles d’un des navire !

Poivre le bien nommé

Pierre Poivre quitte l’île de France le 23 août 1772, le jour de ses 53 ans, avec sa jeune épouse, pour rejoindre sa propriété de Saint Romain au Mont d’Or, au Nord de Lyon, où il meurt en 1786.

Françoise, qui vient de perdre son père, son époux, sa fille cadette et sa belle maison lyonnaise, monte à Paris, où elle épouse Pierre Samuel du Pont de Nemours le 27 septembre 1795, qui publiera un livre où il célèbre la vie de Pierre Poivre. Ils émigrent aux USA où Éleuthère, le fils que Pierre (on s’y perd, avec tous ces Pierre) a eu d’un premier mariage, crée la célèbre firme Du Pont de Nemours …

Malgré un nom prédestiné, vous l’avez compris, Pierre Poivre n’est pour rien, il me faut ici, enfin, le reconnaître, à quelques encablures de la fin qui inexorablement s’annonce, dans la découverte du poivre, arrivé en Europe au tout début du Moyen-âge (il a été découvert sur la côte de Malabar au moment où, selon les historiens, a été inventée la boulette), contrairement à Jules Cardamome et Ernest Gingembre qui ont bien, eux, de leurs voyages à Ceylan et au Maroc, ramené, l’un, la cannelle, l’autre, le gattilier, un anaphrodisiaque appelé « poivre des moines », aussi efficace, paraît-il, que le bromure et la myrrhe, mais c’est une autre histoire …

(1) lire ma virée lyonnaise avec Pierre-Autin Grenier, publiée dans l’hebdomadaire satyrique La Mèche

© Pierre-Brice Lebrun – La Fureur des Vivres – octobre 2010