La belgitude des spaghettis

La belgitude des spaghettis

Ils n’aiment pas la mayonnaise, on ne les mange pas, en cornets, avec les doigts, ils ont été inventés plus bas, au Sud, loin de la Gare du Midi et du Manneken-Pis, mais cela ne limite en rien leur belgitude (ou leur belgicalité, c’est vous qui voyez) …

Il monte depuis toujours la garde au pied de l’escalier : c’est le cheval de Thibaud.
Thibaud des Croisades (1).

Longtemps, il a été mon confident : je m’asseyais en tailleur sous son poitrail pour, pendant des heures, lui murmurer mes secrets, lui raconter mes histoires de môme. Il ne peut pas, c’est impossible, avoir oublié ces moments privilégiés que nous avons partagés : il m’écoutait, silencieux, immobile, concentré, les oreilles dressées, le regard vif, le sabot à peine posé sur le parquet ciré, prêt à partir, au galop, rejoindre son cavalier, qu’il servait avec l’obstinée et courageuse abnégation d’un pur-sang.
Sa présence me rassurait, j’avais en lui une confiance absolue. Il était mon meilleur ami. 

Le chevalier Thibaud, revenu de cette Terre Sainte que j’imaginais lointaine, habitait au-dessus, je le savais, derrière l’imposante porte en bois verni qui barrait le couloir : j’étais très impressionné, quand, pour rejoindre les toilettes, je me rapprochais de ses appartements en montant l’escalier.

Thibaud, tu sais

Je vais toujours le saluer, quand je passe par Bruxelles, je m’attable à ses côtés, au rez-de-chaussée du Roy d’Espagne, une taverne de la Grand-Place, je lui flatte le flanc, je lui demande comment il va, je lui parle de moi, à demi-mot, de ma vie : j’ai rarement l’occasion de côtoyer un individu empreint d’une telle bienveillance sagesse. Nous échangeons des regards complices remplis de souvenirs, d’émotion, et je monte à chaque fois aux toilettes, histoire de saluer Thibaud, reclus avec son épée derrière sa lourde porte, depuis que la télé est en couleur. 

Veillée de larmes

Un jour, mon ami, je ne l’ai pas reconnu.

J’ai interrogé le serveur. 

Il m’a répondu, agacé par ma question stupide, que, mité, décharné, usé, écorché par la main de tous ces cons qui ne pouvaient pas s’empêcher de le caresser, on l’avait remplacé par un vieux cheval de manège empaillé, récupéré à l’abattoir. 

Un pan de mon enfance s’est soudainement écroulé et, abattu, délaissant la table du Comme chez soi où j’étais attendu, j’ai passé la journée là, près de l’escalier où avait vécu mon ami, à écluser à sa santé Jupiler sur Jupiler (*).

J’ai eu beaucoup de peine, j’en ai toujours énormément quand je pense à lui (ce n’est pas sans retenir péniblement quelques larmes que j’écris difficilement ces quelques lignes), mais je continue à aller quotidiennement m’attabler au Roy d’Espagne quand je suis à Bruxelles. 

Un jour, sur le coup de midi, j’ai même décidé d’y manger, au Roy d’Espagne, en vitesse et en terrasse, je crois pour la première fois : j’ai consulté la carte à la recherche d’un américain préparé, accompagné de frites, ou, mieux, de croquettes de pommes de terre, et qu’ai-je vu, dans la colonne cuisine belge ? qu’ai-je trouvé à côté du waterzooï, des carbonnades, du stoemp et du lapin à la Kriek ? 

Un lasagne bolognaise (sic) !

Les frites, en Belgique – j’ouvre avec votre permission une courte et indispensable parenthèse – ne sont bonnes qu’en friterie (par exemple, à Bruxelles, place Flagey ou place Jourdan), elles sont au restaurant quelconques, alors que les croquettes de pommes de terre, que l’on confectionne au mètre et que l’on ne trouve pas en friterie, sont excellentissimes quand elles sont bonnes : : je vous raconte tout ça dans mon Petit traité de la pomme de terre et de la frite (Le Sureau).

Bolognaise des Marolles

J’ai interrogé le serveur : c’est belge, les lasagnes ?

Il a haussé les épaules. 

On aurait pu écrire nems au zébu, ou mafé de l’Altiplano, dans la colonne cuisine belge, que ça lui aurait été égal, au serveur, ce type sans cœur qui m’avait annoncé froidement, sans ciller, la disparition de mon meilleur ami : avant, on faisait des spaghettis, il m’a dit, mais comme tout le monde en fait, on a changé. 

Tout le monde en fait ? ben ça …

Moi qui avais la veille vainement cherché au centre de Bruxelles une friterie digne de ce nom – on disait friture quand j’étais petit : c’est plus joli – j’en étais estomaqué (dans la série, vous savez, tout fout le camp, c’était mieux avant) …

J’ai voulu vérifier : c’est vrai ! je n’ai pas trouvé, à Bruxelles, un café, une brasserie, un snack, qui ne propose pas, en salle ou au comptoir, des spaghettis bolognese : incroyable !

Le spaghetti bolognese occupe là-bas la place de notre sandwich ou de notre croque-monsieur, il est le truc que les Flamands et les Wallons appellent pareil et commandent machinalement, avec une bière ou un soda (il y a des femmes, en Belgique, et aussi des étrangers), le truc (léger) que l’on avale en vitesse, au comptoir ou assis en salle, sur une fesse, avant de repartir travailler (léger pour un Belge) …

Wallons, un, Flamands, zéro

On pourrait croire, c’est tentant, que la Belgique s’est intéressée aux pâtes lorsque l’immigration italienne a commencé, vers 1870, mais non : l’attirance des Belges pour les pâtes date d’avant même qu’ils n’existent !

On trouve déjà des recettes de « vermisseaux de cecille » (de Sicile) dans le Vivendier, un livre de cuisine médiévale rédigé (en français !) entre 1420 et 1440, qui a été trouvé dans les affaires de Jacques Despars (1380-1458), un médecin de Tournai qui a travaillé pour Philippe III le Bon et pour Charles VII. L’original de ce manuscrit est conservé à Kassel. 

Il ne faut pas le confondre avec le Viandier dit de Taillevent, attribué – probablement à tort : il aurait été rédigé 25 ans avant sa naissance – au génial cuisinier Guillaume Tirel (1326-1395), que l’on retrouve derrière ses fourneaux dans Souper mortel aux étuves, de Michèle Barrière (Agnès Viénot éditions, 2006), un polar gastronomico-historique que je vous recommande.

On découvre dans le Viandier de Taillevent – j’ouvre à nouveau et toujours avec votre permission, une courte et nécessaire parenthèse – une recette de ketelvleesch (de la viande en marmite : vlees signifie viande en néerlandais) qui, une fois cuit, était disposé en petits pots pour devenir du potjevleesch, une autre merveille gastronomique belge, née dans le Westhoek (région de dunes truffée de lapins, à cheval le long de la Côte sur la France et la Belgique).

La référence à la Sicile s’explique aisément : la première usine de vermicelles a été installée à Trabia (à 30 kilomètres à l’est de Palerme) par les Sarrasins lorsqu’ils ont envahi l’île en l’an 827 (on a connaissance de cette usine par les écrits du géographe arabe andalou Charif Al Idrisi, qui l’a visitée en 1154) : je vous raconte tout ça dans mon Petit traité des pâtes (Le Sureau).

Un partout, la pâte au centre

On retrouve aussi les pâtes dans le Notabel boecksken van cokerryen (Notable livre de cuisine) publié en 1514 à Bruxelles par l’imprimeur Thomas Van der Noot, dont l’auteur est inconnu : 1514, c’est un an avant 1515, et l’arrivée probable des pâtes dans le Sud de la France, ramenées par les victorieux soldats de François 1er qui ont écrasé les Suisses à Marignan (elles étaient déjà là avant, ramenées entre autres de Palestine par les Croisés, mais elles se sont popularisées).
Le Notabel boecksken van cokerryen (il a été rédigé en flamand : pas de jaloux !) détaille une recette de roffiolen van wermoese roffioelen pourrait faire penser à « ravioles » mais non, ce sont des tagliatelles « avec des herbes » (donc probablement vertes).

Wallons, deux : on a gagné !

Le génialissime Lancelot de Casteau (qui cuisinait la pomme de terre – il donne quatre recettes de tartoufles – deux siècles avant la naissance à Montdidier de ce pauvre Monsieur Antoine), Maître Queux des Princes-Évêques de Liège, détaille dans son Ouverture de cuisine (1604) plusieurs recettes de raviolis (raphioules farcis de viande hachée saupoudrés de parmesan râpé et de cannelle, rafioules aux épinards) d’agnolotti (des raviolis en forme d’anneau), de tagliatelles et de lasagnes (qu’il saupoudre de cannelle) !

Tout ça pour ça …

Si la belgitude (ou la belgicalité, c’est vous qui voyez) des spaghettis (petite ficelle, en italien) ou des macaronis s’exprime au comptoir de tous les cafés belges, elle s’exprime aussi, malheureusement, à travers les Miracoli (miracles, en italien, tu parles d’un miracle).

Les Miracoli sont des pâtes en boîte, objectivement immondes, lancées au milieu des années soixante (ils appartiennent désormais à l’américain Kraft Foods) : dans une boîte en carton décorée du drapeau italien, on trouve un repas complet à préparer soi-même (aux alentours de 4 euros pour 4 petits mangeurs ou pour moi), c’est-à-dire un sachet de pâtes, un de sauce, et le « fameux mélange secret d’épices » qui a propulsé les Miracoli dans l’inconscient collectif culinaire belge …

Je vous donnerais bien, pour me faire pardonner cette honteuse référence à ces abominables choses que sont les Miracoli, la recette des macaronis au jambon (à l’os) de ma grand-mère (pour d’obscures raisons d’intendance, on ne pouvait les préparer que le mardi : ma grand-mère avait des principes), mais l’eau est en train de bouillir, il faut que je vous laisse : ce sera donc, désolé, pour une autre fois !

(1) pour ceux qui n’ont pas la référence : Thibaud sur Wikipedia

(*) l’alcool est dangereux pour la santé et doit être consommé avec modération (c’est pas bien de boire tout seul)

© Pierre-Brice Lebrun – La Fureur des Vivres – novembre 2010